Inaugurée le 14 avril au Bronx Documentary Center de New York, l’exposition « Look At The USA » rassemble des photographies issues de 17 années de travail par le photographe Peter van Agtmael pour dresser un tableau complexe de l’Amérique de l’après-11 septembre. L’exposition aborde des thèmes allant des guerres en Irak et en Afghanistan aux questions sociales et politiques qui secouent le pays de l’intérieur. Dans l’entretien suivant, Peter van Agtmael parle de son processus de conception et de l’évolution de sa photographie.
Cette exposition rassemble environ 17 ans de photographies. Quel est le fil conducteur de votre travail ?
J’ai commencé quand j’avais 24 ans et j’ai maintenant plus de 40 ans. D’une certaine manière, le fil conducteur, c’est moi-même, un individu qui évolue dans ce paysage américain de l’après-11 septembre, aux Etats-Unis et à l’étranger, et qui essaie de comprendre son pays. J’ai essayé d’aborder les grandes questions comme le nationalisme et le militarisme, la race et la classe, l’empire et l’identité, ainsi que les moments personnels qui illustrent ces grandes questions.
Ces dernières années, vous avez préféré présenter votre travail dans des livres, où le texte joue un rôle important. Comment avez-vous transformé cela en une exposition et comment l’idée vous est-elle venue ?
L’idée de combiner des travaux provenant de différents livres est venue de Cynthia Rivera, la conservatrice du Bronx Documentary Center, et environ 20 % de l’exposition ne figure dans aucun des livres. Sur les murs de cette exposition, il y a un texte détaillé en anglais et en espagnol, qui informe sur ce qui se passe autour de l’image, sans commenter vraiment ce qui figure dans l’image elle-même. Mais je pense qu’une exposition peut toujours fonctionner sans texte, comme un voyage exclusivement visuel. Faire des livres est probablement ce que je préfère, mais le sens et le caractère de l’image changent radicalement lorsque l’on change l’échelle de certaines photos et qu’on les imprime en plus grand format.
Vous juxtaposez des images du Kentucky Derby avec celles d’un rallye de Trump ou celles d’une université détruite à Mossoul. Pourquoi est-il important pour vous de procéder de cette manière ?
Ces moments sont tous intimement liés, et j’espère que le pouvoir réside dans cette combinaison de lieu, de temps et de sujet. Les États-Unis représentent un endroit assez unique dans le monde en raison de l’histoire profondément troublante de ce pays, de la grande richesse et de l’horrible pauvreté qu’on y trouve, des possibilités d’épanouissement personnel et des failles structurelles qui empêchent la plupart des gens d’y parvenir. Étant donné que le pays incarne tant de contradictions, les photos sont un reflet de la société elle-même.
Vous avez commencé à photographier la guerre comme beaucoup d’autres jeunes hommes, mais vous vous êtes rapidement tourné vers ce qu’elle cache aussi. Vous souvenez-vous d’une première prise de conscience concernant cette approche, qui a façonné votre photographie au fur et à mesure de son évolution ?
Ce que je croyais savoir sur mon pays a rapidement été démantelé par ce que je voyais de mes propres yeux. J’avais le sentiment que quelque chose clochait dans ma perception des États-Unis et de leur place dans le monde, dans leur histoire passée et dans leur présent. Des dizaines de questions se sont transformées en centaines. Elles ne trouvent pas nécessairement de réponse complète à travers mon travail, qui est de toute façon ouvert, mais au moins elles sont explorées.
Ce que vous recherchiez il y a 17 ans est différent de ce que vous recherchez aujourd’hui ?
J’ai été profondément engagé dans certains domaines, mais j’ai aussi constamment changé d’avis, à la recherche de nouvelles façons d’explorer les mêmes questions. Sur le plan photographique, il y a eu un changement dans la capacité à voir les choses. Lorsque j’ai commencé, à 24 ans, je ne pouvais visuellement traiter qu’un certain nombre d’éléments à la fois à travers l’appareil photo. Aujourd’hui, je peux voir et traiter beaucoup plus de choses en même temps. Les images deviennent souvent un peu plus chaotiques, chargées de personnes et de gestes, de mouvements et d’étrangeté, mais je pense que j’ai également conservé l’approche simple avec laquelle j’ai commencé. Parfois, les moments doivent être compris de manière compliquée, parfois ils peuvent être compris de manière très simple, et dans ce cas, la manière dont je voyais avant est tout aussi valable que celle dont je vois maintenant.
Dans l’évolution de votre travail, on remarque que les personnes sont de plus en plus réparties dans la géométrie du paysage, naturel ou urbain. Est ce volontaire ?
Oui, il est difficile de dire exactement comment ce processus fonctionne. En général, je vois une certaine scène, et je pense que quelque chose pourrait se produire de plus dans cette scène. Ensuite, il faut attendre de voir si la situation évolue, et pendant que j’attends, j’essaie de construire une image complexe. C’est comme attendre des vagues de plus en plus grosses quand on fait du surf. Le surf, je n’y connais rien, mais l’idée que j’essaie d’avoir est la suivante : comment peut-on continuer à s’étendre vers plus de complexité sans que l’image ne s’effondre d’elle-même ? Il est plus facile de saisir une ou deux scènes dans une seule image que de penser à y intégrer 15 ou 20 éléments.
Vous semblez être très intéressé par la foule. Pourquoi?
Il y a quelque chose d’intrinsèquement intéressant dans les grands groupes de personnes. Il y a de la complexité, puisque tout le monde fait quelque chose de différent, et parfois tout se met en place naturellement. Avec Trump, les foules renvoient parfois une impression de mafia. Je pense à l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021 par exemple. Je m’intéresse à la mentalité de foule. L’un des incidents les plus traumatisants de ma vie s’est produit lorsque j’ai été attaqué par une foule en Égypte durant le printemps arabe. Je pense que ma fascination et ma peur des grands groupes de personnes et de la façon dont ils peuvent changer d’énergie en quelques secondes est quelque chose qui me pousse inconsciemment à les photographier.
Vous avez grandi aux États-Unis en tant que citoyen américain. Dans vos livres, vous écrivez souvent à la première personne et vous êtes très critique envers votre propre pays. Pourquoi?
J’essaie de me critiquer autant que je critique mon pays. Une grande partie de mon écriture traite de ma propre bêtise, naïveté, voir immaturité. Je suis un narrateur imparfait et je pense que cela fait partie du but recherché. Je ne peux écrire que sur ce que je comprends à partir de ce que j’ai vu. C’est un point de vue imparfait, et pour être cohérent, il omet beaucoup de choses. Je pense que le défi consiste à raconter une histoire critique et complexe avec une certaine clarté, tout en vous informant de son caractère imparfait.
Le titre de l’exposition, Look At The USA, provient d’un livre que vous avez trouvé au Baghdad College. Il semble faire allusion à la façon dont les Etats-Unis est perçu d’un point de vue étranger. Vous avez également enseigné pendant des années dans le cadre du programme arabe de photographie documentaire. Avez-vous reçu des commentaires sur ce travail du point de vue du Moyen-Orient ?
Il n’y a pas eu un seul commentaire, mais un changement très profond. Ce programme a eu une vraie influence sur ma vie. J’y ai trouvé des amis, qui m’ont inspiré et permis de regarder le monde d’une manière très différente. Chaque fois que j’enseigne là-bas, je montre mon travail. C’est un programme très informel, donc les autres participants parlent librement et honnêtement de ce qui fonctionne pour eux, et de ce qui ne fonctionne pas, et pourquoi. Ce programme m’a permis de grandir, et a changé ma vision du monde. Tout seul, je ne serais pas arrivé là.
Continuez vous à développer ce regard différent sur les Etats Unis et leur influence dans le monde ?
J’essaie de terminer ce travail et d’en faire un livre à partir de tous les travaux réunis. Je veux terminer le retrait d’Afghanistan de l’armée américaine, un moment symbolique . Je vais me rendre en Afghanistan en mai prochain pour photographier les talibans qui contrôlent à nouveau le pays, et j’imagine que c’est là que ce chapitre se terminera. J’ai déjà commencé à travailler sur la prochaine grande partie de ce livre, en examinant l’empire américain de manière plus générale dans le monde, et l’armée américaine qui pivote en quelque sorte pour mener des guerres futures, peut-être avec la Russie et la Chine. Et, vous savez, cela me prendra encore 10 ans.
Look at the USA, une exposition de Peter van Agtmael. A voir au Bronx Documentary Center à New York, jusqu’au 26 juin 2022.