On découvre des images à la fois personnelles, émouvantes et même inimaginables. Ces archives sont l’œuvre de Philippe René Doumic (1927-2013). Le photographe, né à Paris, a travaillé pendant treize ans au service d’Unifrance, entre 1957 et 1970, où il a réalisé plus de 20 000 photographies pour promouvoir le cinéma français dans le monde. Mais ce qu’il capture n’a pourtant rien de conventionnel, filtrant l’intime caché derrière des portraits issus de la sphère privée. Des poses parfois même anachroniques, comme celle de Jean-Luc Godard regardant une pellicule de film, qui deviendra la plus connue mondialement. À son détriment ; le nom du photographe ayant été occulté des crédits pendant de longues années. Sa fille, la documentariste Laurence Doumic-Roux, veut ainsi lui rendre la place qu’il mérite via ce très bel ouvrage, en collaboration avec Capricci Éditions, qui sort ici son tout premier livre photographique.
Palette d’émotions
La beauté de Jean Marais émeut. Anouk Aimée est d’une grâce intemporelle. Jean-Claude Brialy laisse lire un ton grave sur son visage. Françoise Dorléac est d’une douceur magnifique. Brigitte Bardot est au naturel dans son kart. Et au sommet, un Jean-Pierre Melville, sans chapeau ni lunettes, qui fait tomber le masque, affichant son bonheur avec son chat ; une facette peu connue des cinéphiles.
Philippe R. Doumic, L’Œil du cinéma nous convie ainsi à découvrir près de 200 portraits d’une force rare. « Mon père était un photographe du regard et des gestes », rappelle la réalisatrice. « Il ne les photographiait pas comme des stars. Il a créé une rupture avec l’époque Harcourt entre studio et lumière, capturant des images à l’opposé, avec des hommes près d’une fenêtre, des femmes contre des arbres, des artistes accompagnés de leurs animaux. Tout semble naturel, mais tout est travaillé, réfléchi, stratégique. »
Le livre offre ainsi un large éventail dans sa « liberté d’inventer ». Son portfolio s’extrait même du rituel de la photo promotionnelle d’Unifrance, qui œuvre depuis 1949. Aujourd’hui, beaucoup de ces étoiles montantes sont devenues des monstres sacrés et certaines de ces photos ont traversé les frontières. Mais le nom du photographe reste ancré dans l’ombre.
Capter la « photo vraie »
Laurence Doumic-Roux brosse ainsi à la première personne le portrait de son père dans l’introduction, retraçant sa vie familiale, personnelle et professionnelle, mettant l’accent sur ses amitiés avec Françoise Dorléac et Jean-Claude Brialy, ses séries à thèmes et ses rencontres singulières avec Alain Delon, Catherine Deneuve, Maurice Ronet. « Mon père était quelqu’un de discret, de désintéressé et de humble, qui suscitait très vite la sympathie et la confiance. Il a su nouer des liens forts avec les artistes qui ont pu permettre de telles photos », explique-t-elle. « Car ce qu’il aimait, c’était capter la ‘photo vraie’, celle qui n’était pas conforme à l’image qu’on avait de l’artiste. Ses portraits restent profonds et justes. Extraordinaires au sens rare. Il faisait d’ailleurs lui-même ses tirages en noir et blanc dans son laboratoire pour garder le contrôle. Pour lui, son métier n’était ni un art ni un travail, mais une passion. »
Philippe Doumic quitte l’institution cinématographique en 1970 et devient reporter-photographe pour différentes publications et galeries d’art. Mais son épouse, Arlette Doumic, est touchée par la maladie d’Alzheimer. Il décide alors de se mettre en retrait à la fin des années 1990 afin de s’occuper d’elle dans leur maison à Souvigny, en Sologne dans le Loir et Cher, délaissant l’univers de la photographie professionnelle dans les années 2000.
La photo non créditée
Après la mort de son père, en 2013, Laurence Doumic-Roux décide de faire le tri dans son laboratoire, qu’il appelait sa « chambre secrète », et retrouve des cartons de photos et de négatifs en sommeil pendant soixante ans. Des archives précieuses qu’elle a fait renaître à travers son documentaire Philippe R. Doumic, sous son regard l’étincelle (2019), disponible sur OCS. Une passionnante enquête menée avec Sébastien Cauchon, collectionneur et membre d’Unifrance, pour comprendre pourquoi ce photographe a été si peu reconnu par ses pairs. Et surtout, comment le fameux cliché de Jean-Luc Godard a pu autant être exploité sans jamais le créditer : par les magazines, comme les Cahiers du Cinéma, sur les réseaux sociaux, et via toutes sortes de produits dérivés.
Cette photographie reste sans doute l’histoire la plus édifiante dans son parcours. Une « injustice », une « offense », une « omission », qui ont fait de cette image une « contrefaçon vendue parfois à prix d’or », selon les mots de sa fille. Elle entend ainsi faire réparation, replongeant dans les vicissitudes du métier de photographe de cinéma dans les années 1960, relégué au rang de « serviteur », citant le combat de Raymond Cauchetier, photographe de plateau, qui s’est attaché à la reconnaissance de ses droits.
« Le nom de mon père était pourtant mentionné à l’origine sur tous les fichiers d’Unifrance », souligne-t-elle. « Mais en passant de main en main, petit à petit, son nom a été retiré. Certaines banques d’images n’ont pas manqué de la surexploiter et de la vendre telle quelle. Elle est devenue une photo sans auteur, tout en rentrant dans l’histoire. » Puis elle ajoute, avec le sourire, « on ne faisait déjà plus ce geste à l’époque, de regarder la pellicule film de cette manière. C’était une demande de mon père. Une façon un peu symbolique d’identifier le réalisateur ».
Le temps de la reconnaissance
À la mort de Jean-Luc Godard, le 13 septembre 2022, elle est ressortie, créditée cette fois de son auteur. « Mon combat pendant toutes ces années n’a finalement pas été vain », se rassure la réalisatrice. « C’est surtout moi que cela a hanté, plus que mon père. Je pense qu’il ne s’est pas rendu compte à l’époque de la portée de cette photo. »
Ce bel ouvrage, édité par Capricci, complète ainsi à merveille le documentaire, poursuivant ainsi la reconnaissance du travail de Philippe R. Doumic via plusieurs projections du film, des projets d’exposition en France, jusqu’à Hollywood. « Pour moi, il est impensable de laisser son œuvre dans la nuit. Et je reste encore très ambitieuse. J’aimerais qu’il rayonne autant que cette photo de Godard, d’une force visuelle extraordinaire.»
Philippe R. Doumic, L’Œil du cinéma, Laurence Doumic-Roux, Capricci Éditions, 39,90 €, 240 pages, octobre 2022.