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Photographier l’illusion du jour éternel

L’exposition « Huit artistes danois », présentée à l’Abbaye de Jumièges, lance la deuxième édition du festival Lumières nordiques, proposant des parcours photographiques dans des lieux emblématiques en Normandie jusqu’à l’automne 2023.

Le logis abbatial de la magnifique ruine de l’Abbaye de Jumièges accueille huit jeunes photographes aux parcours, préoccupations et techniques très divers. L’ancienne résidence des abbés commendataires se prête bien à ce genre de manifestation, car chaque artiste a son espace dédié. Les commissaires, Gabriel et Chantal Bauret, ont sélectionné les artistes pour illustrer la vivacité de la scène photographique danoise. Derrière l’apparente hétérogénéité, plusieurs thèmes émergent, créant des liens entre les artistes, mais également avec le lieu.

Plusieurs photographes sont en interaction plus ou moins directe avec l’abbaye ou avec la région. Le lien le plus évident est celui créé par Emilie Lundstrøm (née en 1985) qui présente la série « Imprecisions », réalisée entre 2018 et 2022. Avec le procédé ancien de cyanotype, elle crée des œuvres monochromes sur papier, mais également sur de la pierre provenant de l’ancienne abbaye. Ces œuvres ont été réalisées in situ en utilisant la lumière de Jumièges. 

Emilie Lundstrøm
La vue (cyanotype), Copenhague, 2019 © Emilie Lundstrøm

Peter Funch (né en 1974) travaille également sur une série appelée « Possibilities of the Future – Realities from the Past ». Dans ce projet, il se place à l’intérieur de blockhaus édifiés par les Allemands pendant la Seconde guerre mondiale, de Norvège à l’Espagne en passant, à l’occasion de cette exposition, par la Normandie. Le blockhaus est choisi pour son emplacement face à la mer, car l’horizon marin se situe toujours à la même hauteur dans les photographies.

Les Life and Death Masks de Torben Eskerod (né en 1960) représentent des masques en plâtre réalisés dans les années 1940 sur modèles vivants à des fins médicales. Eskerod les agrandit et leur donne une présence singulière à l’aide de l’échelle et le fond noir. L’autre série de portraits, « Damaged Portraits », est faite de tirages endommagés accidentellement par l’eau et ensuite photographiés par l’artiste. Les photographies des masques font écho aux gisants en pierre présents dans le lieu d’exposition, tandis que les portraits endommagés rappellent l’épreuve du temps que subissent nombre de pierres de l’abbaye.

Torben Eskerod
Masques de vie et de mort, 2001 © Torben Eskerod Torben Eskerod
Joakim Eskildsen
Skagen XIII, 2008 © Joakim Eskildsen

Les références à la peinture et à l’histoire de l’art sont nombreuses, de façon directe ou indirecte. Dans la série « Skagen » de Joakim Eskildsen (né en 1971), le photographe réalise ses images dans le lieu où plusieurs peintres danois travaillèrent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les peintres de Skagen. Réputé pour sa lumière particulièrement lyrique, le lieu a inspiré Eskildsen pour une série représentant des jeunes fêtant la remise de leur diplôme durant une nuit d’été à la lumière bleutée onirique et quasi irréelle.

La peinture impressionniste française constitue le matériau du film d’animation Depiction of Light (Peinture de la lumière) de Jeppe Lange (né en 1987). À l’aide de détails de centaines de tableaux, il crée un film abstrait et hypnotique. Lange a été inspiré par une personne dont la cécité a été guérie à 50 ans et qui a découvert un monde de lumière, de mouvement et de couleurs, mais également par les artistes qui peignaient en Normandie à la fin du XIXe siècle.

Ebbe Stub Wittrup
Presumed Reality #4, 2007, courtesy of Martin Asbæk Gallery © Ebbe Stub Wittrup-eight-danish-artists-en
Jeppe Lange
Représentation de la lumière (vidéo), 2021 © Jeppe Lange

Ebbe Stub Wittrup (né en 1973) a découvert une boîte de diapositives dans un marché aux puces à Copenhague. De ces images, représentant un groupe d’amis faisant des excursions en montagne dans les années 1950, Wittrup a tiré la série « Presumed Reality ». En retravaillant les images de façon numérique, il change la mise au point, choisit de mettre l’accent sur certains détails et modifie ainsi la réalité représentée, à la manière d’un peintre.

La technique photographique est mise en question parmi ces artistes danois. Emilie Lundstrøm se passe complètement d’appareil photographique pour ses cyanotypes. Veronika Geiger (néé en 1987) non plus n’utilise pas de prise de vue photographique dans sa série « Hraun (Lave).Travaillant avec des scientifiques à l’Université d’Islande, elle projette et fixe directement l’image de coupes microscopiques de roches sur de grandes feuilles de papier dans une chambre noire, aboutissant à un registre abstrait très plastique.

Veronika Geiger
Lave, 2016 © Veronika Geiger

La nature est le thème que l’on s’attend à trouver chez des artistes nordiques et qui pourrait, en effet, réunir le plus aisément la plupart des artistes de l’exposition. Lotte Fløe Christensen (née en 1979) photographie des plantes courantes qui se développent en pleine nature dans sa série « Isolated (Plants). Elle les entoure d’une feuille blanche qui les isole de leur environnement et reçoit leur ombre. Ces œuvres minimalistes sont une réflexion sur le signifiant dans la nature. Veronika Geiger travaille sur les formes et l’évolution de la roche volcanique et Ebbe Stub Wittrup sur la représentation de la nature pour les hommes qui la visitent et la contemplent. Peter Fuchs observe la mer par les édifices militaires et Jeppe Lange utilise les coups de pinceau peignant la nature pour créer sa fresque abstraite.

Au-delà de la nature, c’est la lumière qui permet à Emilie Lundstrøm de réaliser ses œuvres, car en cyanotype c’est la durée et l’intensité de l’exposition à la lumière naturelle qui crée les nuances de couleur. Les personnages de Joakim Eskildsen sont baignés dans une lumière intense et douce à la fois, donnant aux scènes une impression d’irréel ou de rêve, née de l’illusion que le jour sera éternel et que la nuit ne viendra plus jamais.

Lotte Fløe Christensen
Isolées (Plantes), 2011 © Lotte Fløe Christensen

Les huit artistes nordiques présentés participent à une exploration du médium photographique, comme le font leurs pairs dans les autres régions du monde. Cela confirme la dimension internationale de la création danoise, avec, tout de même, cette petite touche de nature, d’émerveillement et de lumière qui nous vient bien du nord. 

La programmation du festival Lumières nordiques est alléchante, avec les œuvres de l’Estonienne Anna Lehespalu réalisées en Islande au Centre contemporain de la Matmut, la réalisatrice suédoise Niki Lindroth von Bahr à la Bibliothèque Alexis de Tocqueville de Caen, les Norvégiens Terje Abusdal, Ole Marius Joergensen et Marie Sjovold au musée des Beaux-arts de Rouen et, enfin, la Finlandaise Tiina Itkonen au musée de Fécamp. La qualité de la première édition en 2018 augure bien de ce deuxième volet, que nous avons hâte de découvrir.

L’exposition « Huit artistes danois » est présentée à l’Abbaye de Jumièges jusqu’au 19 juin 2022.

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