Comme son compatriote Paul Gauguin, le photographe, ethnologue, anthropologue et chercheur Pierre Fatumbi Verger (1902-1996) a voulu échapper à l’enfermement qu’il ressentait dans son pays natal, en allant vivre parmi les peuples du Sud – mais contrairement au célèbre peintre postimpressioniste, Verger a lutté contre la tentation de l’exotisme propre aux artistes occidentaux.
Issu d’une famille bourgeoise, Verger mène une existence ordinaire jusqu’en 1932, date à laquelle il achète un Rolleiflex et apprend la photographie lors d’un voyage en Corse. Après la mort de sa mère, Verger sent que le temps est venu de réaliser un rêve profondément ancré dans son cœur : se libérer de toutes les contraintes, parcourir le monde en prenant des photographies.
En 1934, il co-fonde Alliance Photo, une agence indépendante qui permettra à une nouvelle génération de photojournalistes tels que Henri Cartier-Bresson, Gerda Taro et Robert Capa de diffuser leur travail. Basé à Paris, Verger ne pouvait aller et venir à sa guise. « La sensation que le monde était vaste ne me quittait pas, et le désir de le voir m’a conduit vers de nouveaux horizons », dit-il.
À nous deux, Manhattan !
En février 1934, Paris-Soir confie à Verger sa première mission professionnelle : un voyage de six mois aux États-Unis, en Chine et au Japon, pour illustrer des reportages rédigés par une équipe de journalistes. Son Rolleiflex en main, Verger s’embarque au Havre à bord du S.S. Manhattan et met le cap sur New York. En cinquante-sept jours, il sillonne les villes du pays – Washington DC, Charleston, Jacksonville, La Nouvelle-Orléans, Los Angeles et San Francisco.
Quelques semaines après son arrivée aux Etats-Unis, Verger envoie une lettre depuis Washington DC où il décrit son travail au quotidien : « Toute la journée, je photographie le désordre – les bâtiments – les taxis – les jeunes filles – les Noirs – les maires des villes – les sans-abri – les sénateurs – les chiens de luxe – le soir, je développe et fait les tirages, et le lendemain, je recommence à prendre des photos. »
Malgré sa description désinvolte, Verger traite ses sujets avec le respect qu’ils méritent, faisant, dans ses photographies ressortir leur beauté, leur dignité, leur fierté.
« Verger a choisi de mettre l’accent sur l’espoir et la joie au sein des traumatismes, de la ségrégation, du chômage et de la peur du communisme », écrit Deborah Willis dans un ouvrage qui vient de paraître, Pierre Fatumbi Verger: United States of America 1934 & 1937.
Au cours de ses déplacements, Verger photographie des symboles de l’identité américaine très divers, ainsi que le paysage culturel ; ainsi montre-t-il les multiples facettes du pays durant l’une des périodes économiques les plus dures de son histoire. Mais contrairement à de nombreux photographes documentaires travaillant pour la Farm Security Administration, Verger tourne son objectif vers des scènes optimistes exprimant l’humanité, l’ingéniosité et la résilience plutôt que le traumatisme et le conflit.
Après avoir maîtrisé les règles formelles de composition, de cadrage et de perspective, Verger s’en distance pour mieux saisir la force psychologique, l’émotion qui se dégage de ce qu’il a sous les yeux. Se fiant à son intuition, il réalise des images exprimant la majesté et le mystère enclos dans la banalité de la vie quotidienne, célébrant ainsi la grandeur tranquille de l’existence humaine.
Le voyageur
En 1937, Pierre Fatumbi Verger retourne aux États-Unis – prenant, cette fois, un bus Greyhound au Mexique pour se rendre à New York. Au cours de ces deux séjours, il réalisera plus de mille cent photographies, montrant les différentes facettes d’un peuple qui va de l’avant quoiqu’il arrive, des gens qui trouvent le réconfort dans leur communion les uns avec les autres.
« À travers ses photographies, quel qu’en soit le sujet – une personne qui danse au Cotton Club, plonge dans la piscine publique de Harlem ou dans la fontaine de Washington Square, ou encore qui attend l’apparition de Jack Johnson, l’ancien champion des poids lourds, qui se produit dans une parade de cirque à Coney Island -, Verger nous donne à voir le regain d’énergie qui réinvente la vie dans cette ville », écrit Deborah Willis. « Mais en même temps, les spectres du passé sont présents dans ces images réalisées peu après la Grande Dépression, et quelque soixante-dix ans après l’émancipation. »
Les photographies de Verger rassemblées dans ce livre annoncent la singularité de sa carrière future. En 1940, il émigre au Brésil, où il vivra jusqu’à sa mort en 1996, consacrant toute sa vie à chroniquer la diaspora africaine. Qu’il s’agisse des portraits réalisés à Harlem ou au Congo, le travail de Verger est un hymne à l’humanité de ceux qui ont croisé sa route, un témoignage profond qui préserve une époque en même temps qu’il la transcende.
Pierre Fatumbi Verger: United States of America 1934 & 1937 est publié par Damiani, 59,95 $.