Incompréhension et sidération. Les commentaires et réactions n’ont pas manqué de la part de la profession des photojournalistes et photographes documentaires au moment d’apprendre que le prestigieux prix World Press Photo souhaitait autoriser l’utilisation de l’intelligence artificielle générative (IAG) dans la catégorie Open Format.
Le photographe Daniel Etter, Prix Pulitzer de la photo d’actualité et lui-même lauréat du World Press, est à l’initiative d’une lettre adressée à l’institution depuis la plateforme Medium pour dénoncer cette décision. Une tribune publiée ce début de semaine rapidement signée par plus de 100 photographes, tous des grands noms de la profession et souvent lauréats du Prix World Press Photo – Nanna Heitmann, David Burnett, Don McCullin, Ivor Prickett, John Moore… pour ne citer qu’eux – mais aussi éditeurs, conservateurs ou présidents de festivals. La levée de boucliers a été telle que l’institution a revu sa copie…
« J’ai eu l’impression qu’on me manquait de respect »
« Dès que j’ai eu l’information, j’ai demandé tout de suite à ce qu’on m’intègre aux signataires. » Comme beaucoup de ses confrères, le photographe Tomas van Houtryve, membre de l’agence VII et second prix World Press Photo en 2015, avoue son incompréhension et sa déception en découvrant la nouvelle. « C’est un concours documentaire, ce n’est pas le World Press Image, l’IA ne fait pas de photographie. Pour bien distinguer une image IA et une photo, on a besoin d’une ligne claire et surtout pas d’ambiguïté. Avec cette décision toute notre crédibilité de photographe documentaire est perdue », s’alarme-t-il.
Même réaction du côté du photographe français William Daniels, récompensé lui aussi par des World Press Photo. « Le World Press est une référence dans le milieu, ils ont eu un rôle déterminant dans les règles de la post-production dans les photographies. Le prix a ce rôle d’établir des règles strictes dans une profession qui peut être très volatile. D’autant plus que notre crédibilité n’a jamais été aussi fragile qu’aujourd’hui notamment à cause des réseaux sociaux, des fake news… Les journalistes n’ont jamais été aussi remis en cause. »
Depuis 68 ans, comme le précise Daniel Etter dans sa lettre numérique, le World Press Photo a couronné les plus grands et est encore aujourd’hui considéré comme le plus prestigieux prix photo dans le monde. « Il a défini des règles éthiques essentielles pour préserver l’intégrité de notre travail. En ces temps de désinformation virale, ces normes sont plus importantes que jamais », appuie le photographe. Contacté par Blind, il rappelle que le métier de photojournaliste est « fondamentalement opposé à l’IA » et avoue ne pas comprendre cette décision prise par la direction. « Personnellement, j’ai eu l’impression qu’on me manquait de respect. Le prix que j’ai reçu m’a semblé d’un seul coup moins précieux tout simplement parce que l’IA est pour moi déconnectée du monde réel », souligne-t-il, avant d’ajouter, « nombre de nos collègues prennent des risques considérables pour témoigner par la photographie, et beaucoup d’entre eux ont perdu la vie. Rien qu’au cours des six dernières semaines, 50 journalistes ont été tués lors de la guerre entre Israël et Gaza ».
Rétropédalage de World Press Photo
Face à la vive réaction du milieu de la photographie, la direction du World Press Photo a rapidement fait machine arrière. D’abord en commentant directement la lettre sur le site Medium et en annonçant, « en réponse à cette honnête et constructive réponse », « nous avons décidé de modifier les règles de la catégorie Open Format de notre concours afin d’exclure les images générées par l’IA ».
Dans un communiqué publié sur ses réseaux sociaux, l’organisation a confirmé sa décision de finalement exclure les images générées par IA dans la catégorie Open Format, comme c’est déjà le cas dans les autres catégories (Singles, Stories et Long-Term Project). « Nous mettrons à jour les règles officielles sur notre site web dans les prochains jours », annonce le communiqué avant de partager la réaction de Joumana El Zein Khoury, directrice exécutive de World Press Photo : « En tant que photographes, vous aidez les gens à comprendre notre monde commun, ce qui n’a jamais été aussi important. Ce travail est fondamentalement humain, difficile et souvent réalisé au péril de votre vie. Nous nous engageons pleinement à soutenir les photojournalistes et les photographes documentaires et à faire connaître vos histoires au plus grand nombre. Je vous remercie de vos réflexions et de vos messages. Un dialogue ouvert est essentiel pour naviguer ensemble dans ce paysage changeant. »
Machine arrière toute donc. Mais si le milieu des photojournalistes ne s’était pas mobilisé ? L’IA prenait bien sa place au sein du concours. Il est certain que davantage de garanties et de limites claires sur l’utilisation de ces outils seront attendues par la profession. « La question n’est pas de rejeter l’IA mais de communiquer dessus, d’admettre qu’elle existe mais de souligner les dangers qu’elle peut avoir sur l’information, sur nos métiers et ne surtout pas la légitimer en l’intégrant dans ces concours », explique William Daniels qui retient aussi la forte et rapide mobilisation du milieu. « C’est le point positif des réseaux sociaux : ils peuvent mobiliser en un temps record toute la profession », reconnaît-il, saluant la démarche de son confrère Daniel Etter.
Ce dernier insiste, dans une seconde lettre annonçant le rétropédalage de World Press Photo, sur la nécessité pour le milieu déjà touché par des crises multiples de garder cette cohésion collective. « L’évolution de l’environnement médiatique entraîne non seulement une diminution des ressources consacrées à la photographie, mais aussi une diminution de l’attention qui lui est accordée. Mais nous faisons ce que nous faisons, parce que nous pensons que c’est important. La liste de tous les photographes signataires l’a montré. Elle a une immense valeur en soi. Ou, comme dirait quelqu’un dans notre groupe de discussion : “Nous avons déjà tellement d’obstacles à surmonter que cela me rappelle à quel point j’apprécie nos valeurs communes et la communauté que nous formons !”. »