Avec leur série délicieusement subversive, « Paparazzi Self-Portraits », Marc H. Miller et Bettie Ringma (1944-2018) font leur apparition sur la scène artistique du New York des années 1970 en tant qu’artistes conceptuels de sensibilité résolument punk.
Armé d’un instamatic Polaroid SX-70, Miller prend des photos de Ringma aux côtés de célébrités telles que l’artiste Andy Warhol, la mondaine Jacqueline Onassis, l’activiste Angela Davis et les icônes punk Patti Smith, Richard Hell et les Ramones, afin d’explorer cette notion de célébrité qui préfigure la vague des selfies et des influenceurs de ces dernières années.
En 1979, le duo dynamique prend les voiles pour Amsterdam pour que Ringma puisse finaliser son divorce. Par besoin d’argent, ils deviennent les premiers à exercer une intense activité photographique dans le quartier chaud de la ville. Ils font le tour, la nuit, des pubs traditionnels, des bars transgenres, des boîtes de nuit queer et des cafés turcs situés sur les places Rembrandtplein et Leidseplein, et vendent des portraits Polaroid pour seulement six florins néerlandais (à peu près 3€).
À une époque où la photographie argentique est largement réservée aux occasions spéciales et aux grands moments de la vie, Miller et Ringma exploitent le désir commun de célébrer les moments banals de la vie quotidienne. L’appareil devient synonyme d’expression de soi instantanée, de validation, procurant le plaisir simple mais profond de voir et d’être vu.
Les clients des bars saisissent immédiatement cette occasion inattendue de se pomponner, de poser et de préserver le souvenir de leurs soirées en ville – sans doute désinhibées par l’alcool. Ceci s’avère être la recette d’un succès, à la fois financier et créatif, comme en témoigne le livre récemment paru, Selling Polaroids in the Bars of Amsterdam 1980 (Leturis). Les photographies elles-mêmes font à présent partie de la collection des Archives de la ville d’Amsterdam.
« Mais est-ce de l’art? »
Durant cette période de transition, Marc H. Miller et Bettie Ringma réalisent un portrait inédit de ceux qui vivent et exercent des activités marginales à Amsterdam.
En 1980, le mouvement de libération gay bat son plein, promouvant une multitude de bars et de clubs LGBTQ fréquentés par des communautés restées dans l’ombre jusque-là. Dans le même temps, les peuples des terres colonisées obtiennent la citoyenneté néerlandaise et émigrent aux Pays-Bas dans l’espoir d’une vie meilleure, pour eux et leurs familles.
Toutes ces communautés émergentes sont présentes dans les Polaroids de Miller et Ringma, qui illustrent une vie nocturne florissante au sein de laquelle on se divertit ou exerce des activités professionnelles. Jugeant que le moment est venu de présenter ces portraits à un public plus vaste, les deux photographes organisent « Amsterdam Privé », une exposition à la galerie Art Something sur le canal Herengracht.
Mais certains critiques d’art ont du mal à concilier l’art conceptuel avec un penchant nettement vernaculaire, et se posent l’éternelle question : « Est-ce de l’art ? » Fort heureusement, le temps jouera en faveur des deux photographes : 40 ans plus tard, cette question se résoudra d’elle-même, révélant du même coup le potentiel artistique des images de Miller et Ringma.
Ces polaroïds s’inscrivent dans une longue tradition culturelle : celle des portraits de taverne, connus sous le nom de tronies en Hollande, que réalisaient déjà des peintres du 17ème siècle tels que Adriaen Brouwer ou Jan Steen. Aux yeux des maîtres hollandais, le pub faisait partie intégrante de leur époque, en tant qu’espace public circonscrivant des personnages et des archétypes dignes du regard inébranlable du portraitiste.
Miller et Ringma sont restés fidèles à cette tradition, dans leur illustration intime de scènes joyeuses, où l’on est insouciant des notions de classe, de race, de genre et de sexualité, comme le notera Franz Koterrer, un journaliste de Parool, après avoir vu l’exposition.
« Si le peintre et propriétaire de bar du XVIIe siècle, Jan Steen… avait eu un Polaroid à sa disposition à son époque, aurait-il jamais peint quelque chose ? », s’interroge Kotterer. « N’aurait-il pas préféré utiliser précisément cet outil pour capturer l’atmosphère des bars, faire le portrait des buveurs ? »
Selling Polaroids in the Bars of Amsterdam 1980 est publié par Leturis, sous la direction de Leonor Faber-Jonker. 37,50 €.