« L’artiste, comme le Dieu de la Création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence, indifférent, en train de se limer les ongles », écrit James Joyce dans son roman de 1916, Portrait de l’artiste en jeune homme, renforçant l’image mythique de l’esprit créatif qui semble souvent éloigné et inaccessible à ceux qui s’engagent dans l’étude de leur œuvre.
Mais peut-être s’agit-il d’une simple illusion de la part de celui qui aspirait à de tels sommets. Dans son nouveau livre, Portrait of an Artist : Conversations with Trailblazing Creative Women, l’artiste pluridisciplinaire mexico-américain Hugo Huerta Marin a rencontré 25 femmes artistes emblématiques pour des conversations intimes révélant leur humanité.
Des artistes qui ont marqué leur temps, telles que Yoko Ono, Marina Abramović, Carrie Mae Weems et Agnès Varda, lui ont révélé leur processus créatif, fait de force et de vulnérabilité, tout en partageant leur sagesse acquise sur des sujets tels que le pouvoir, le succès, la célébrité et le legs. Huerta Marin accompagne ces conversations de polaroïds réalisés chez ses interlocutrices, offrant ainsi des portraits informels de Catherine Deneuve, Debbie Harry et Miuccia Prada, photographiées dans leur intimité.
Le 3 février, Huerta Marin a rencontré l’artiste iranienne Shirin Neshat, qui figure dans le livre, chez Fotografiska à New York pour une conversation qui explore la photographie sous l’angle de l’intimité, de la dignité, de la beauté et de l’identité. Blind partage ici, en exclusivité, les points forts de leur entretien.
Le portrait et les modèles
Hugo Huerta Marin : J’aimerais commencer en vous demandant quelle est la nature de votre relation avec la photographie ?
Shirin Neshat : Je suis une créature étrange, car je suis une photographe de plateau, mais je réalise aussi des vidéos et des films, et je mets en scène des opéras. En ce qui concerne la photographie, je ne fais que du portrait. C’est une question d’émotions. Je ne cherche rien d’autre. J’ai commencé par l’autoportrait et j’ai fini par photographier des amis. Au fil des années, j’ai commencé à photographier des inconnus – pas moi ni mes amis, mais des gens ordinaires à travers le monde – et cela a été l’expérience la plus enrichissante et la plus forte.
Hugo Huerta Marin : À propos du portrait, j’ai intitulé mon livre Portrait of an Artist parce que je voulais capturer ces femmes de la manière la plus simple possible. Dans le livre, j’ai écrit : « J’ai toujours été intéressé par la façon dont les artistes ont dépeint l’histoire à travers le portrait, et par l’élitisme et la solennité qui lui sont historiquement associés, et à la question de savoir qui doivent être les sujets de ces portraits. » Comment choisissez-vous vos sujets ?
Shirin Neshat : Lorsque j’ai réalisé les photographies de la série « A Woman of Allah », dans laquelle je fais le portrait de femmes militantes de la révolution iranienne, il y avait une dimension performative à cela, donc je jouais un rôle. Cela a été très mal compris et mal interprété, mais à ce moment-là, il s’agissait de comprendre une partie de l’histoire liée à une culture dont je suis issue – mais ayant été totalement absente pendant la révolution, il faut voir cela comme un point de vue très nostalgique et distant d’une artiste se souvenant de l’Iran.
Plus tard, j’ai trouvé des muses, des personnes qui devenaient moi dans l’œuvre : une femme qui interprétait ce que je voulais être ou comment je voulais paraître. L’année dernière, j’ai réalisé une série de travaux intitulée « Land of Dreams » avec Julia et Lena Todd, Lena Bertucci. J’ai voyagé au Caire, au Nouveau-Mexique et dans d’autres endroits où j’ai rencontré des inconnus. La plupart étaient victimes de la pauvreté ou des troubles politiques. En leur parlant et en les immortalisant, j’ai ouvert une autre porte sur ce que pouvait être la photographie et mon rôle d’artiste.
J’ai demandé à chacun : « Pouvez-vous partager votre dernier rêve ? » Au Caire, je les ai interrogés sur les pertes qu’ils avaient subies pendant la révolution égyptienne et beaucoup pleuraient. Mes œuvres sont tristes et politiques, et pas très jolies dans la mesure où elles sont très douloureuses. Que je prenne des photos de moi-même, de mes amis ou d’inconnus, il y a toujours quelque chose de profondément mélancolique. Je ne sais pas si cela vient de moi ou de ma façon de voir le monde.
Sur les icônes et l’intimité
Shirin Neshat : L’une des grandes différences entre nous est que je pense que votre travail est très organique. Vous capturez les gens d’une manière spontanée et naturaliste. Le mien est à l’opposé. Il est très composé et contrôlé. Quel a été votre processus de réflexion pour réaliser les portraits de votre livre ?
Hugo Huerta Marin : Pour commencer, je ne me considère pas comme un photographe et je pense que c’est un point très important. C’est juste un outil qui me permet de communiquer ce que je veux exprimer. Pour moi, il était très important de prendre en photo les artistes que j’admire de la manière la plus naturelle possible. Avec un Polaroïd, la prise de vue est très rapide ; spontanée et instantanée. Vous n’avez besoin de rien, juste d’un flash et d’une pellicule.
Au fil des années, j’ai découvert que j’aimais capturer les artistes de la manière la plus naturelle possible. Avec Catherine Deneuve, j’étais nerveux car elle a été le modèle des plus grands photographes du siècle. C’était un défi. Je l’ai photographiée alors qu’elle ne regardait même pas l’appareil. Elle a commencé à lire le journal, puis elle s’est retournée, surprise que je la photographie.
Les photos font partie du concept du livre : briser ces barrières entre les icônes et nous. Je pense qu’il y a une part de moi-même dans ces photos, comme la façon dont je vois et veux représenter le monde. Vos photographies sont-elles des autoportraits, même si vous n’y figurez pas ?
Shirin Neshat : Je pensais aux photos que vous avez prises des 25 femmes pour votre livre. Ces images ne ressemblent en rien aux autres qui ont été prises d’elles, car il y a quelque chose d’organique et d’intime. Elles n’ont pas nécessairement l’air belle ni n’essaient de l’être. Quand vous êtes venu me voir, c’était si rapide et spontané que je ne l’ai même pas remarqué.
J’ai l’impression que beaucoup de ces célébrités emblématiques (je ne fais pas partie de la liste) sont si lasses de cette image qu’on leur a construite qu’il est difficile de percer en elles un peu de vulnérabilité. J’ai vécu cette expérience lorsque la National Portrait Gallery m’a demandé de photographier Malala. Je me suis dit : « Oh mon Dieu, c’est la femme la plus photographiée de la planète ! » J’ai pensé que tout ce que je pouvais faire c’était de chercher la jeune fille sous la femme. Elle a obtenu le prix Nobel, mais qu’en est-il de son humanité ? De sa vulnérabilité ? De ses angoisses face à l’avenir ? J’ai eu trente minutes avec Malala et j’étais très nerveuse – pas parce qu’elle est célèbre, mais parce qu’on ne sait pas comment aborder ces célébrités.
Je pense que c’est une médiation entre qui vous êtes, qui elles sont, et ce que vous pouvez créer dans cet espace. Franchement, c’est plus facile avec les personnes que je ne connais pas ; c’est comme un rendez-vous arrangé ; ils se livrent, et je leur dis : « Faites ce que vous voulez – regardez simplement la caméra et faites attention à vos gestes, à vos mains. » Je pense que certaines des images les plus nobles de « Land of Dreams » sont celles de sans-abris, de personnes sortant de prison, d’Amérindiens dans les réserves, ou de personnes qui se sont simplement présentées parce qu’elles voulaient être photographiées. C’est plein de charme. Mais nous leur avons aussi beaucoup apporté. L’art du portrait dépend beaucoup de la rencontre entre le sujet et celui qui est derrière l’objectif.
Beauté et dignité
Hugo Huerta Marin : Lorsque j’ai réalisé les interviews pour Portrait of an Artist, il s’agissait aussi de portraits en mots. J’ai essayé de rendre visible la personnalité de ces artistes à l’aise devant mon objectif. Je me souviens d’un jour où j’étais au Brésil et où j’ai assisté à un rituel avec un chaman, la personne la plus respectée de cette petite communauté. J’étais très nerveux en lui demandant si je pouvais le prendre en photo avec un Polaroïd. Il a d’abord refusé, mais a finalement accepté car j’ai beaucoup insisté – mais ma main tremblait parce que cet homme contrôlait vraiment son énergie. Il ne me dévoilait rien. C’était très difficile de faire son portrait. Je me demande s’il existe une symbiose très spécifique entre le photographe et son modèle. Avez-vous un sujet spécifique que vous aimeriez suivre ou auquel vous vous référez encore et encore ?
Shirin Neshat : Eh bien, je suis très intéressée par la folie. Tout ce que je fais est axé sur des personnages, et tous les personnages – les personnages féminins – sont inspirés de moi-même et de ma propre folie. Oui, je vois beaucoup de moi-même dans chacun d’entre eux.
Hugo Huerta Marin : J’aime la façon dont vous dites que vous aimez la folie, car c’est très honnête. J’aime la beauté de quelqu’un qui est vraiment stressé parce qu’il est exposé, comme s’il était presque nu. Je pense qu’en photographie, la beauté est un sujet très important, mais elle est aussi multiple. Il ne s’agit pas seulement d’être beau devant un appareil photo et avec Photoshop ; c’est plus profond que cela. Quel rôle la beauté joue-t-elle dans votre travail ?
Shirin Neshat : Je ne dirais pas la beauté, mais la dignité. Je prends le métro tous les jours et je me dis : « Mon Dieu, cette personne ferait tout simplement une photo incroyable ! » Parfois, vous voyez des gens et vous pensez qu’ils ne feront jamais une bonne photo. Mais ensuite, vous les immortalisez et ils deviennent dieux ou déesses. Il n’y a pas d’explication. J’aime ce qui est imprévisible dans le portrait. On ne sait jamais ce que l’on va obtenir. Les personnes les plus difficiles à photographier sont celles qui sont belles parce que vous ne pouvez pas aller au-delà de leur beauté et de leur perfection physique, ce qui est un vrai problème pour les personnes emblématiques. Ce que j’aime dans votre travail, c’est que vous n’avez pas cherché à aller au-delà.
Sur le pouvoir et l’identité
Shirin Neshat : Dans « Land of Dreams », il y a 110 portraits. Il s’en dégage une profonde dignité de la nature humaine. Qu’ils soient vieux ou jeunes, pauvres ou riches, noirs ou blancs. Quand vous mettez ensemble ces différents visages, une humanité émerge. J’aime beaucoup lorsqu’ils sont exposés au sein d’installations enveloppantes : vous ne les regardez pas, ce sont eux qui vous observent.
Ce qui me pose problème dans la photographie, c’est que votre regard vous place dans une position étrange, anxieuse et émotionnelle en tant que narrateur. Je voudrais vous mettre dans une position où vous n’êtes pas seulement un spectateur, mais où vous êtes observé par [les personnes sur les photos]. Ils vous rappellent que vous ne pouvez pas les juger et dire : « C’est un Amérindien. C’est un sans-abri, ou cette personne est ceci ou cela. » Je m’interroge sur la présentation de la photographie autant que sur la photographie elle-même. Pourquoi ne pas mettre le public dans cette position très inconfortable ?
Hugo Huerta Marin : Il y a un fort sentiment de résistance dans votre travail. Est-il politique ?
Shirin Neshat : Absolument. Je ne pense pas qu’il y ait un seul Iranien qui ne soit pas intéressé par la politique. Je viens d’un pays de conflit, de dictature, et j’ai vécu au rythme des révolutions. Dans ma toute première œuvre, Woman of Allah, j’ai essayé de comprendre le fanatisme et le fondamentalisme, et la manière dont cela a affecté ma famille et le cours de ma vie.
Pour ce qui est de l’Amérique, se pose la question de l’identité : ce qui définit un Américain et ce à quoi ressemble l’Amérique. En me rendant au Nouveau-Mexique et en photographiant des centaines d’Américains, y compris des Amérindiens, des Afro-Américains, des Mexicains et d’autres immigrants, j’ai le sentiment que la question politique est inévitable pour chacun d’entre nous. Pour certains, comme moi, c’est encore plus vrai en tant qu’immigrée et appartenant à une minorité.
« Land of Dreams » constitue une avancée majeure dans mon travail, car ça me permet de m’éloigner de la culture iranienne et de me familiariser progressivement avec le côté américain de mon identité d’immigrée. En côtoyant d’autres communautés, je me connecte à elles : politiquement, émotionnellement et psychologiquement. Je me sens très heureuse, car je ne pourrai jamais retourner en Iran. Je me sens très liée aux autres immigrés et minorités. C’est l’expérience la plus libératrice que j’ai vécue depuis des années – et cela grâce à la photographie.
Portrait of an artist: Conversations with Trailblazing Creative Women, entretiens et polaroids par Hugo Huerta Marin, aux éditions Prestel, 424 pages, 36 $.