Il est difficile de donner un sens au mot « présence » dans le cadre d’un discours sur la photographie. Selon la définition du dictionnaire, la présence est « quelque chose que l’on ressent comme présent, ou que l’on croit présent ».
Cette définition semble être en accord avec le contenu du livre Presence — The Photography Collection of Judy Glickman Lauder, récemment publié par les éditions Aperture. L’ouvrage donne un aperçu d’une collection dynamique de photographies emblématiques, rassemblées par une femme qui va droit au but avec intelligence et perspicacité, en faisant appels aux maîtres pour illustrer le passé de la photographie.
Une collection sans pareille
Certaines des images sélectionnées pour ce livre ont effectivement une présence exceptionnelle – voir, par exemple, le portrait saisissant de Winston Churchill par Yousuf Karsh, où la puissance émanant de la composition et du sujet de l’image lui-même fait que celle-ci s’impose immédiatement au regard. Dans ce grand format sans ambiguïté, Churchill regarde directement l’objectif, intimidant le spectateur par son attitude et son expression belliqueuse.
Une anecdote est à noter : n’obtenant pas la coopération de son modèle, Karsh est allé lui-même ôter, de la bouche de Churchill, son légendaire cigare. De retour derrière l’objectif, quelques secondes plus tard, le photographe a pris la mesure du cadeau que lui faisait Churchill : une réponse pure, non étudiée, empreinte de la frustration d’un personnage imposant – réponse qui donne toute son emphase à l’image.
Relevons ici la présence d’esprit de Karsh, dans sa décision instantanée de balayer le décorum et d’envahir le territoire de son sujet : ce type de décision est, à maints égards, le modus operandi du livre.
Nommer l’ouvrage Presence ouvre sur une double interprétation : d’une part, ces images sont des « cris du cœur visuels », s’inscrivant dans le monde comme autant d’exemples singuliers de la puissance d’un médium ; et d’autre part (ce qui compte peut-être plus encore), elles sont un tribut au regard averti et à la vision généreuse de Judy Glickman Lauder, présente à travers ses choix eux-mêmes.
Au cours des deux années qu’elle a consacrées au livre et à la préparation de l’exposition, ce sont des aspects de sa propre personnalité qu’elle a découverts.
Dans une compilation qui s’étend sur près d’un siècle (et où figurent des noms immenses tels que Hurrel, Avedon, Cartier-Bresson, Salgado, Parks et Capa), Judy Glickman Lauder, Chris Boot, l’équipe d’Aperture et de nombreux autres ont sélectionné, avec professionnalisme et un très grand sens des nuances, plus de cent-soixante images sur près de sept-cents.
Grâce à la générosité de Judy Glickman Lauder et à sa volonté de faire partager ce raccourci de la photographie du 20e siècle, le livre est publié à l’occasion d’une exposition au Portland Museum of Art, dans l’Etat du Maine, qui abrite cette collection sans pareille.
Force intemporelle
Magnifiquement réalisé à Vérone sur les presses de l’imprimerie EBS, Presence comprend maintes photographies incontournables dans l’histoire du médium, et qui en définissent la grandeur par la force intemporelle de leur classicisme.
Pour ne nommer que quelques-unes des images qui retiennent particulièrement l’attention dans l’ouvrage : Charis d’Edward Weston (1936), Mainbocher Corset de Horst P. Horst (Paris, 1939), The Hand of Man (1902) et The Steerage (1907) d’Alfred Stieglitz, Welsh Miners (1950) et Spanish Wake (1951) de W. Eugene Smith, Madrid d’Henri Cartier-Bresson (1939), ou encore Migrant Mother, Nipomo, California de Dorothea Lange (1936).
A l’heure actuelle, avec la recrudescence alarmante des discours racistes issus d’horizons divers, des images telles que American Gothic (Portrait of Ella Watson) de Gordon Parks, (Washington D.C, 1942) en disent long sur le potentiel de la photographie, en matière de critique sociale.
Parks et Ms. Watson ont entretenu une relation unique à l’époque, collaborant à plus de quatre-vingts photographies, où l’on voit Ms. Watson chez elle, au travail, dans son lieu de culte, entourée de sa famille – l’image la plus classique de la série restant celle du modèle posant devant le drapeau américain.
Cette femme noire, à l’expression énergique et sévère, partageant le premier plan de l’image avec un balai et une serpillère tandis que le drapeau des États-Unis fait figure de décor, exige du spectateur qu’il prenne position. Le présent fait écho à ce qui est représenté dans la photographie : nous ne pouvons y rester indifférent, tant elle résonne avec ce qui pèse sur nous au quotidien.
Parmi les autres images marquantes du livre, on peut citer la photographie quasi onirique de Mario Giacomelli, représentant la joie de prêtres gambadant dans la neige, Coney Island, ca. 1952 de Leon Levinstein, révélant la passion entre deux jeunes gens, ou encore la photographie d’Audrey Hepburn, Art Buchwald et quelques autres au Maxim’s réalisée en 1959 par Richard Avedon, à mi-chemin entre la photo de mode et le portrait de star.
Deux images, toutefois, expriment leur présence avec une force très particulière : Reflections, Rockefeller Center, New York, c.1945 de Liset Model, où les ombres projetées sur les fenêtres du bâtiments traduisent, allégoriquement, le pouvoir de la photographie à révéler la présence des esprits, ainsi que l’image intitulée Lella, réalisée par Edouard Boubat sur une plage bretonne en 1947 : ici, une jeune femme affirme sa présence avec une sorte de défi, dans une composition quasi picturale.
« Chaque photographie est un certificat de présence »
Le livre s’ouvre par un texte d’Anjuli Lebowitz dans lequel elle cite Roland Barthes : « Chaque photographie est un certificat de présence ». Une illustration viscérale, organique de cette affirmation nous est fournie, dans l’ouvrage, par des photographies telles que Lena on the Bally Box, Essex Junction, Vermont (1973) de Susan Meiselas, où six personnages s’affairent à l’extérieur d’un club de strip-tease, mettant en valeur l’attitude et le regard résolument provocateurs de la strip-teaseuse, clamant sa présence avec une force presque audible.
Ou encore, Mick and Bianca Jagger after their wedding, Saint-Tropez, France (1971) de Patrick Lichfield, image qui happe l’attention en raison de ce qu’elle suggère – le sexe, la drogue, le rock’n’roll. Grâce au talent du photographe, le spectateur semble aux premières loges pour assister au spectacle glamour d’une rock star le jour de son mariage.
Photographe elle-même, Judy Glickman Lauder est dans son élément parmi les grands de l’image ; collectionneuse, elle est proche de l’humanité qui s’exprime dans toutes les œuvres qu’elle a fait le choix de présenter. Mais si une collection est fluide, malléable, qu’elle se tisse, s’étoffe ou se limite en fonction du marché et des contraintes budgétaires, un livre, lui, est clos dès qu’il est imprimé – destiné, par nature, à demeurer tel quel dans l’histoire.
Et si de nombreuses images de cet ouvrage nous sont familières ainsi que leurs sujets, il n’en demeure pas moins qu’elles véhiculent, sous couvert d’une fausse simplicité, l’esprit de toute une génération.
Presence: The Photography Collection of Judy Glickman Lauder, éditions Aperture, 50 $