« Partout, dans tous les pays où les bateaux négriers les ont conduits de force, des esclaves se sont enfuis. Ils sont appelés esclaves marrons. On dit qu’ils sont partis en marronnage, du mot espagnol cimarrón. Gouvernements coloniaux et planteurs les considèrent à l’époque comme des ennemis, de très mauvais exemples. Marronner est considéré comme un crime. » C’est ainsi qu’introduisent les commissaires Geneviève Wiels et Thomas Mouzard les peuples marrons. « Entre le milieu du XVIIe siècle, six communautés se sont ainsi successivement fondées par marronnage : Saamaka, Dyuka, Paamaka, Boni/Aluku, Matawaï et Kwinti. » L’exposition « Marronnage, l’art de briser ses chaînes » présentée à la Maison d’Amérique latine s’intéresse à l’évolution artistique de peuples issus du marronnage.
Pour la première fois sont confrontées différentes formes d’expression d’artistes contemporains et des œuvres collectées dans les années 1930 se trouvant actuellement au musée du quai Branly – Jacques Chirac. Au sein de cette exposition, une section est consacrée à la photographie où sont présentées les premières images ethnographiques de Pierre Verger ou Jean Hurault jusqu’à des photographies plus contemporaines, où l’on retrouve de jeunes artistes marrons qui s’emparent de ce médium afin de se réapproprier leur propre histoire. Extrait de trois entretiens, avec des photographes exposés, que l’on peut retrouver dans le catalogue d’exposition coédité avec les éditions Loco.
Karl Joseph
Né à Cayenne en 1973, Karl Joseph rencontre la France métropolitaine pendant ses études. Huit ans plus tard, il redécouvre la Guyane avec enthousiasme et la photographie ne le quittera plus. Vivant entre Sète et Cayenne, il cofonde en 2011 le festival des Rencontres photographiques de Guyane, dont il est directeur artistique. « Les Bonis. C’est par ce terme générique que l’on désignait les peuples marrons dans mon enfance créole à Cayenne. Peu de personnes dans mon entourage s’embarrassaient de nuances quand il s’agissait de connaître et encore moins de comprendre ces sociétés. Nous étions sans doute trop occupés à soigner nos propres plaies, colonisation oblige, sans doute trop occupés à tenter l’intégration, France oblige. Ma première expérience de cet « autre pays », comme je l’ai longtemps appelé, je l’ai connue en 2001. Avec deux amis, nous avions décidé de remonter le fleuve Maroni jusqu’où nous le pourrions (…). Cet « autre pays », je l’ai ainsi découvert au gré des paysages qui lentement défilaient au rythme d’une embarcation à la ligne de flottaison périlleuse. À chaque passage de saut, le bois de la coque se déformait jusqu’à nous parler. À chaque passage, nous espérions ne pas couler mais à chaque saut le visage et les yeux de notre bossman, notre piroguier marron, scrutant le moindre dessin sur l’eau, nous signalaient qu’il savait lire le fleuve et qu’une fois encore nous glisserions au-dessus des rochers. Durant ces quelques jours, j’ai vu de ma pirogue filante des traces éphémères et lumineuses d’une Guyane qu’on m’avait pour ainsi dire cachée. Elle possède ses propres langues, sa propre architecture, ses propres codes, sa propre histoire, elle est une et divisible. Je savais que j’y reviendrais et j’y suis revenu, souvent, étranger sur ma terre natale, pour mon plus grand plaisir, celui d’aller à la rencontre de l’autre, cet autre soi-même. »
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Ramon Ngwete
Né en 1992 à Kourou, où il a grandi au « village saamaka », Ramon Ngwete a commencé sa carrière de photographe autodidacte à l’âge de vingt ans. « J’ai commencé à photographier après avoir longtemps dessiné. À l’école, je n’étais pas très bon en lecture et c’est avec des BD que j’ai appris à lire. L’amour de l’image m’est venu. J’ai grandi dans le village saamaka de Kourou, jusqu’à ce qu’il brûle, en 2004. On habitait une petite maison en bois, je dormais dans un hamac. On n’avait pas besoin de fermer sa maison, c’était tranquille et joyeux, même si on était pauvres. Quand c’était la saison des pluies, le bidonville était inondé. Avec des copains on transportait les journalistes dans des carcasses de frigos qu’on utilisait comme pirogues (…) J’aurais aimé avoir un appareil photo dès cet âge, pour figer ces instants-là, avec les maisons en bois, le voisinage, les femmes ensemble, les repas traditionnels, les fêtes, comment tout ça se passait. (…) Les photos présentées ont été faites en pays saamaka, au Suriname. Là-bas on cultive le manioc, les femmes lavent le linge au bord de la rivière… C’est beau de voir que les gens vivent encore comme ça aujourd’hui. Et en même temps, ils ont intégré le monde moderne. Je ne vais pas te mentir, ma grand-mère elle a un téléphone, elle a WhatsApp. J’ai même un cousin dernièrement qui me téléphone : “Hey Ramon tu as vu cette série sur Netflix?” Alors que nous en Guyane on lance des fusées, mais sur les communes de l’intérieur on a des problèmes de connexion ! J’ai pour projet de réaliser un reportage sur le peuple saamaka. On a tendance à dire que “le Blanc est venu faire un reportage et il a raconté n’importe quoi”. Au lieu de se plaindre, nous n’avions qu’à bien l’informer et l’orienter. Et mieux, si on n’a pas envie que les gens de l’extérieur viennent raconter notre histoire, c’est à nous de le faire ! »
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Gerno Odang
Né en 1992 au Suriname dans le district de Sipaliwini sur le fleuve Saamak, Gerno Odang est arrivé très jeune à Kourou, en Guyane, où il vit aujourd’hui. « Je me suis très vite “intégré” mais je retourne régulièrement dans le village de mes ancêtres où ma mère vit toujours. En participant à un atelier de court-métrage à Kourou dans lequel j’étais photographe de plateau, j’ai pris goût à l’image. Je postais mon travail sur les réseaux sociaux, j’ai vu que mes photos plaisaient, j’ai donc continué à me former en autodidacte. (…) J’ai envie de faire comprendre avec la photo la beauté de notre culture bushinenge. Ces dernières années mon travail a été passionnant, j’ai participé au tournage de la série Guyane produite par Canal +, ça m’a sorti de chez moi, de Kourou. On a été un peu partout : j’ai découvert la Guyane, en fait. J’étais l’assistant d’un photographe sur les lieux de tournage et il m’a beaucoup appris. (…) J’ai aussi participé, avec d’autres artistes de la Caraïbe, à l’expo « Echo-natures » à Miami. Donc, depuis ces dernières années, je n’ai pas de problème pour vivre de mon métier, mais je suis aussi technicien de maintenance audiovisuelle, au cas où. La précarité de la vie de photographe oblige à toujours inventer, créer, avoir un coup d’avance, comme aux échecs, qui sont depuis le collège mon autre passion. »
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« Marronnage, l’art de briser ses chaînes », exposition curatée par Geneviève Wiels et Thomas Mouzard à la Maison d’Amérique latine, 217, boulevard Saint-Germain, Paris VIIe, jusqu’au 24 septembre 2022, entrée gratuite.
Marronnage, l’art de briser ses chaînes est coédité par les éditions Loco et la Maison d’Amérique latine, 25€.