Et si le screenshot avait remplacé l’objectif des appareils photo ? C’est ce qui se passe avec l’in-game photography, autrement dit la photographie d’environnements et de personnages au sein de jeux vidéo. À l’heure où nos déplacements sont découragés, cette tendance (qui remonte tout de même à une vingtaine d’années) explose parmi les gamers, mais aussi les photographes, qui y voient des opportunités et des challenges créatifs.
Que les modes photo soient intégrés aux jeux vidéos ou qu’il faille ruser, voire hacker pour obtenir un cliché, une première question se pose. S’agit-il d’œuvres d’art, d’œuvres susceptibles d’être exposées, ou de simples réappropriations ? Marco De Mutiis, curateur au Fotomuseum de Winterthour et chercheur à l’Université de Lucerne, considère que l’in-game photography s’inscrit dans la post-photographie. Lors d’une discussion avec le photographe Pascal Greco, consignée dans le livre d’in-game photography aux éditions Chambre Noire, Place(s),le curateur rappelle que « la photographie a souvent été définie comme un moyen technique, liant l’appareil photo et son objectif avec le monde réel. De ce point de vue, il est difficile de comprendre les images de synthèse, la manipulation, le collage, la réalité augmentée, la réalité virtuelle et les captures d’écran dans le domaine de la photographie ».
Au mot photographie, il préfère le concept de « message photographique », décloisonnant la manière dont on définit une image. « Je pense que la photographie de jeux vidéo appartient aux musées de la photographie. Elle fait également partie des médias (…) C’est de la photographie. Et cela peut être de l’art », argue-t-il. On se souvient qu’en 2015, les screenshots d’environnements virtuels de l’artiste néerlandais Robert Overweg étaient exposés au Centre Pompidou.
Mais à qui appartient ce que l’on capture ? « À l’heure actuelle, pour des questions de droit d’auteur, je ne commercialise aucun de mes clichés, je me contente de les partager », confie la photographe in-game Élise Aubisse, qui aimerait pouvoir vendre ses tirages. Dans le cadre de ses recherches, l’artiste avait contacté différents éditeurs de jeux vidéo, qui ne voyaient aucun inconvénient à la diffusion de ses images, mais s’opposaient à leur commercialisation.
« D’un point de vue juridique, si l’on considère que le jeu vidéo dont est extrait la photo est lui-même une œuvre d’art, alors on pourrait considérer qu’il y a une utilisation, une reproduction. Cela pourrait être un acte de contrefaçon, interdit par la loi », confirme Maître Maïa Kantor, avocate spécialisée en droit des médias et de la propriété intellectuelle. Cependant, et comme beaucoup d’artistes le soulignent, il y a une zone grise, ou du moins une évolution possible « à ce stade, une question n’a pas été résolue par la jurisprudence, à savoir est-ce que l’utilisation d’un extrait de jeu vidéo pourrait répondre aux conditions posées par certaines exceptions au droit d’auteur, comme le droit de citation ». À certaines conditions, dont la brièveté, le droit français autorise de citer une première œuvre sans autorisation de l’auteur. « On a différentes jurisprudences concernant la citation d’œuvres d’art plastiques, d’œuvres musicales, d’œuvres littéraires, mais on a aucune jurisprudence concernant la citation d’œuvres issues de jeux vidéo », abonde l’avocate. Une lueur d’espoir pour les trois photographes que nous avons sélectionnés, et qui illustrent à leur manière la beauté et la sensibilité des créations virtuelles.
Elise Aubisse, photographe de guerre in-game
À la fin de ses études en photographie, l’artiste française Élise Aubisse, passionnée de jeux vidéo, doit choisir un sujet de mémoire. « J’ai fait des recherches pour voir s’il n’était pas possible d’associer les jeux vidéo et la photographie. Il se trouve que le parfait point de “rencontre” est le screenshot ». Un monde s’ouvre ! L’in-game photography est déjà un domaine émergent, la jeune photographe l’analyse, y apporte un point de vue théorique. Et réalise sa première série de captures dans le jeu Star Wars : Battlefront, entourée de stormtroopers au combat, à la manière d’une photographe de guerre.
Elle fait aussi des portraits. Derrière chacun d’entre eux, il y a une histoire, un certain sens de la mise en scène, une psychologie des personnages rencontrés. Des PNJ (personnages non-jouables), avec qui elle crée des liens. Cait par exemple, le visage en clair obscur, soutient le regard du joueur dans Fallout 4. « On rencontre Cait dans une arène dans laquelle elle est la championne incontestée. Après l’avoir battue en duel, on peut choisir de l’avoir comme compagnon. J’ai fait ce portrait peu de temps après l’avoir rencontrée. J’ai spécialement choisi un endroit avec un arrière-plan dégagé et clair et finalement en contraste total avec son milieu d’origine, plus urbain et violent », souligne l’artiste, qui pour réaliser cette série de portraits, a photographié son écran à l’agentique en noir et blanc.
Comment aller plus loin que le virtuel ? Peut-être en le transposant dans le réel. C’est aussi ce à quoi s’est amusée Élise Aubisse, en recomposant « en vrai » des recettes du jeu Fallout. Avant de les immortaliser en singeant les codes de la photo culinaire.
Pour plus d’informations sur Elise Aubisse, rendez-vous sur son site ou son Instagram.
Leo Sang, chroniqueur de la vie réelle dans la vie virtuelle
« Au moment où j’ai vu ces tours, leurs images me sont venues à l’esprit et j’ai juste eu envie d’essayer de faire un cliché du style Hilla et Bernd Becher », raconte l’artiste brésilien Leo Sang au sujet d’une photographie issue du jeu Death Stranding. Le screenshot évoque à s’y méprendre les images frontales du bâti industriel cher au couple allemand.
S’il travaille désormais pour des éditeurs, qui lui commandent les photographies officielles de leurs jeux, le jeune photographe développe depuis 2011 une œuvre qu’il appelle VRP (Virtual Reality Photography). Où il transfère dans les univers virtuels son attention à la composition, au cadrage, à la géométrie, à la lumière. « J’aime explorer les moments quotidiens et ordinaires dans les jeux vidéo, c’est probablement le cœur de mon projet », admet-il. On pense à ce doux portrait dans la lumière du matin d’une inconnue aux cheveux rouge, croisée dans un dîner de Cyberpunk 2077.
Leo Sang n’est pas tant intéressé par l’ultra-réalisme des jeux, que par le sentiment de familiarité, de « vie réelle » émanant de certains endroits. Comme les izakaya, ces petits bistrots japonais du jeu Yakuza Kiwami 2, où l’on est partagé entre apaisement et solitude. Un sentiment de familiarité que l’on retrouve aussi dans sa série « Backseats in videogames », sorte de road-trip depuis le siège arrière d’une voiture ou d’une avionnette, où l’on se laisse juste porter, admirer le paysage… et bien sûr le photographier.
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Pascal Greco, photographe de paysages lointains
Nous sommes en mars 2020. Alors qu’il prévoit d’aller en Islande pour continuer un projet photographique, le cinéaste suisse Pascal Greco est contraint de reporter son voyage. Son œuvre prend une nouvelle tournure: « Au début du confinement, j’ai acheté une PS4 et découvert le jeu Death Stranding avec ses paysages rappelant l’Islande. J’ai alors commencé à prendre des photos dans le jeu comme si j’étais au même moment en Islande ».
Influencé par l’univers de David Lynch, les paysages lointains de Joël Tettamanti ou la nature poétique de Rinko Kawauchi, le photographe explore les limites du jeu, en quête d’éléments naturels à capturer. Les textures, la pierre, la terre, le sol, constituent ses sujets de prédilection dans le monde réel, mais ne sont pas vraiment ce sur quoi on s’attarde dans un jeu. « C’était intéressant de découvrir si les programmeurs y avaient consacré du temps », abonde-t-il.
On plonge dans la série de « Place(s) » comme dans de vrais paysages, où le minéral domine. Nos yeux glissent sur les ondulations des roches, celles-ci érodées, celles-là trônant comme des monolithes dans une nature où les végétaux se font rares. Parfois, les concrétions se parent de teintes ocre et rouge. L’Islande n’est pas bien loin. L’illusion fonctionne jusque dans le livre tiré de la série (éditions Chambre Noire), où les screenshots apparaissent comme des polaroïds, un format qu’utilise régulièrement le photographe.
Un ouvrage qui est aussi l’occasion de valoriser l’in-game photography en général, qui manque toujours de reconnaissance selon Pascal Greco. « Elle continue d’être passablement snobée par une majorité du monde académique et muséal, réticent face à cette nouvelle forme de photographie qui a déjà plus de vingt ans, avec les screen shots sur PC », argue-t-il. « Heureusement, une grande partie de ces directeurs de musées et académiciens va gentiment partir à la retraite et enfin laisser place à une génération bien plus ouverte, à l’écoute, décloisonnée, qui casse les codes et mélange les genres au sens propre comme figuré », conclut l’artiste.
Pour plus d’informations sur Pascal Greco, rendez-vous sur son site ou son Instagram.
Le 21 mai de 18h à minuit, dans le cadre de la Nuit des Musées au Centre de la Photographie Genève, Pascal Greco jouera à Death Stranding en public et prendra des photos dans le jeu. Du 16 au 17 juillet, les clichés de Place(s) seront exposés en plein air dans la commune de Plan-les-Ouates à Genève.