Nous sommes en mai 1975 et vous ouvrez le dernier numéro du magazine américain Vogue. Sur une dizaine de pages, des femmes en bikinis sont photographiées dans les bains publics abandonnés de New York. À ce décor délabré répondent des modèles maigres et neurasthéniques, qui vont délibérément à l’encontre d’une féminité stéréotypée. Cette série, surnommée « The Bathhouse », est celle qui fera connaître Deborah Turbeville comme photographe de mode avant-gardiste et visionnaire.
Immédiatement, « The Bathhouse » fait scandale. On y voit une référence aux chambres à gaz, ou encore des connotations lesbiennes. À l’époque, la photographie de mode, qui s’adresse avant tout à un lectorat féminin, est entre les mains d’hommes, et peu de femmes photographes ont l’occasion de travailler pour ces grands titres. Mais Turbeville sort du lot. Bien qu’il soit un fervent défenseur du « porno chic », Alexander Liberman, directeur de Vogue, la pousse à développer son propre style.
Son esthétique rêveuse et mystérieuse tranche radicalement avec la tendance de la photographie de mode des années 1970. En décalage avec les images brillantes et sexy d’Helmut Newton ou de Guy Bourdin, elle injecte un récit et un mystère dans des photos qui se veulent finalement commerciales. L’emplacement et la composition priment sur le personnage. Chez elle, pas de « Super Woman » sexualisée, les jeunes femmes baissent les yeux, et jamais ne regardent l’objectif en face.
Fidèle à sa vision, Turbeville a toujours refusé de se plier aux codes. Même dans le cas de photographie de commande, elle n’a pas cherché à être validée ou à entrer dans l’esthétique des magazines de mode de papier glacé. Dans une interview avec Amy Gross pour Vogue en décembre 1981, elle déclare : « Je n’ai jamais fait de gros travaux commerciaux et je ne le ferai jamais. Ce que je fais est toujours stylisé. Je fais ce que j’ai envie de faire, et soit ça paye, soit ça ne paye pas. »
L’esthétique de l’altération
Auteure, conservatrice et directrice de Photo Elysée, à Lausanne, Nathalie Herschdorfer s’efforce de mettre en lumière des artistes féminins au sein de la programmation du musée afin de faire découvrir les œuvres de très nombreuses femmes oubliées ou restées dans l’ombre.
Deborah Turbeville décède en 2013 sans enfants. En 2020, alors que son atelier va être démantelé, la MUUS News Collection achète son fonds et invite Nathalie Herschdorfer à le consulter. « En ouvrant les boîtes, ça a été un choc pour moi de voir ces collages. J’avais l’impression d’avoir affaire à des tirages des années 1920-30, qui ont été abandonnés et qu’on découvre dans un grenier. » À partir des vastes archives de carnets et de photomontages créées par Turbeville en parallèle de ses séries, une exposition voit le jour : « Deborah Turbeville, Photocollage ».
Sans l’encart explicatif indiquant la date, on peine à croire que ces clichés ont été capturés dans les années 1970. Turbeville n’hésite pas à déchirer ou à piétiner ses photos, leur conférant un aspect vieilli caractéristique. Au papier brillant et neuf, elle préfère les tirages abîmés et rayés. Une esthétique de l’altération qui se retrouve dans l’entièreté de son œuvre et qui la distingue de ses pairs.
Ses photos sont reconnaissables par leur grain, leurs couleurs fanées, leurs tons sépia, ou par le flou suggestif qui les caractérisent -technique qu’elle apprend de Richard Avedon lui-même. Elle avouera d’ailleurs à Amy Gross : « Je ne veux pas être complètement dans le présent. Il y a des choses que j’aime dans le passé. L’atmosphère – j’ai besoin d’une atmosphère comme certains ont besoin de nourriture ou de sexe. »
Turbeville aborde la photographie comme forme de mémoire, précaire et fragile. Une vision artistique qu’elle concrétise avec son ouvrage Unseen Versailles. En 1980, Jacqueline Kennedy-Onassis la missionne pour un reportage sur Versailles. Plutôt que le faste et la grandeur, elle photographie les mystères du château avec son labyrinthe de chambres et antichambres cachées. Pendant un hiver, elle parcourt les zones interdites aux touristes et donne à voir le délabrement de la grandeur, montrant ici que même le luxe ne résiste pas au temps qui passe.
La femme derrière l’artiste
« Photocollages » balaye toute l’œuvre de Deborah Turbeville. Près de 40 ans de carrière photographique, de ses commandes de mode, jusqu’à ses séries plus personnelles et ses montages photo expérimentaux. Nous entrons dans l’intimité de la femme derrière l’artiste.
Comme le répète Nathalie Herschdorfer, cette exposition vise également à « sortir Deborah Turbeville d’une boîte dans laquelle elle est inscrite ». Si sa carrière fut majoritairement dédiée à la photographie de mode, elle ne se résume pas qu’à cette dernière. Photographe inclassable, Deborah Turbeville n’appartenait à aucun mouvement et le revendiquait : « Je ne suis pas une photographe de mode, je ne suis pas une photojournaliste, je ne suis pas une portraitiste. »
Artiste prolifique, Deborah Turbeville a su tirer parti du potentiel narratif de la photographie. Elle s’y prête elle-même avec Passport: Concerning the Disappearance of Alix P., une nouvelle d’une soixantaine de pages, inspirée par sa propre expérience dans l’industrie de la mode. On y suit Alix, styliste au sommet de sa carrière, qui présente sa collection au gratin parisien. À partir de cette nouvelle, Turbeville crée une série de 130 collages. Mêlant d’anciennes photographies et des parties dactylographiées du texte, elle forme un tout narratif qui évoque les storyboards du cinéma. Parmi ses plus grandes influences, Turbeville citait d’ailleurs Alain Resnais, Ingmar Bergman ou encore Jean Vigo.
Dans leur séquençage, les photocollages de Turbeville sont conçus comme des mises en scène, des petits courts-métrages. Ils se lisent comme une histoire fictive, avec en demi-teinte un témoignage personnel relatif à la vie de l’artiste. Elle disait ainsi à Jonas Cuénin, en 2011 : « Un photographe met toujours dans ses photos une partie de soi. L’énigme est juste là, il ne faut pas y chercher de réponse. »
Deborah Turbeville, Photocollage. Photo Elysée, du 3 novembre 2023 au 25 février 2024.
Deborah Turbeville : Photocollage, de Nathalie Herschdorfer, est publié par Thames & Hudson. 204 pages, 75€.