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Robert Frank, la vie continue

L’exposition que consacre le MoMA à Robert Frank, à l’occasion du centenaire de sa naissance, vient corriger le travers consistant à réduire l’œuvre du photographe à un seul ouvrage, Les Américains. « Life Dances On: Robert Frank in Dialogue » prend le contrepied du culte pour s’intéresser aux travaux ultérieurs de l’artiste et à sa carrière de cinéaste d’avant-garde, largement méconnue du grand public.

Imaginez que vous assistiez à un concert des Rolling Stones au cours duquel aucun des titres emblématiques du groupe – Satisfaction, Paint it Black, Sympathy for the Devil – ne serait joué. Ressentez-vous de la frustration à cette idée ? Si c’est le cas, une mise en garde s’impose. La riche exposition que le MoMA consacre à Robert Frank porte sur à peu près tout sauf sur Les Américains, le livre phare qui le fit accéder à la postérité, en 1958. 

Untitled (from Cocksucker Blues), 1972 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Untitled (from Cocksucker Blues), 1972 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Cocksucker Blues, 1972 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Cocksucker Blues, 1972 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation

Ce choix des conservateurs, aussi audacieux que déconcertant, prend tout son sens quand on connaît l’état d’esprit de Frank au lendemain de la publication de son livre culte. L’artiste vit mal sa notoriété soudaine et les critiques américaines acerbes sur son travail. Amer, il ne croit plus au pouvoir de l’image fixe à transmettre la vérité et décide de tourner le dos à la photographie pour se consacrer à l’image en mouvement. 

« Frank a identifié l’été 1958 comme un tournant dans sa carrière, et c’est à cette période précise que nous avons choisi de faire démarrer l’exposition », explique Lucy Gallun, conservatrice au département de la photographie du MoMA.Avant de remiser son appareil photo au placard, au profit de la caméra, Frank se lance dans une dernière série de photos prises depuis la fenêtre d’un bus roulant sur la Cinquième Avenue.

Cette séquence, comme les cases d’un story-board, sert de transition entre la photographie de rue fixe vers l’image animée, plus expérimentale. « C’était “le début de quelque chose de nouveau”, selon ses propres termes », poursuit Lucy Gallun. « En commençant l’exposition à ce moment, nous soulignons le fait que Frank a continué à regarder vers l’avant, à chercher de nouvelles approches et de nouvelles formes dans son travail. »

From the Bus, New York, 1958 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
From the Bus, New York, 1958 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Untitled (bulletin board), 1971 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Untitled (bulletin board), 1971 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Goodbye Mr. Brodovitch, I Am Leaving New York © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Goodbye Mr. Brodovitch, I Am Leaving New York © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation

La vie de bohème

Un sentiment de joyeuse liberté accompagne les premiers films de Frank. Libéré des contraintes formelles et des attentes de succès commercial, il fréquente la bohème artistique et laisse libre cours à l’inspiration. Son premier court-métrage expérimental, Pull My Daisy (1959), co-réalisé avec son voisin, le peintre Alfred Leslie, est une adaptation euphorique de la pièce The Beat Generation de Kerouac. 

Est-ce parce que l’auteur de la route en improvise la voix off ? Cet ovni avant-gardiste de 28 minutes en noir et blanc, intégré à l’exposition, a été salué comme le premier film manifeste Beat. Le scénario, d’apparence décousue, relate les élucubrations d’une bande de beatniks, incarnés entre autres par les poètes Allen Ginsberg et Gregory Corso, buvant des bières dans un appartement new-yorkais, sur fond de conversations métaphysiques et de free-jazz. 

Davantage que le fond, c’est la forme, cette image libre si convoitée par Frank – improvisation, caméra mobile – qui est célébrée. On retrouve cette liberté créative dans les clips musicaux que Frank a réalisé pour les Stones (Gimme Shelter) ou Patti Smith (Summer Cannibals), diffusés avec le son, au moyen de casques audios. Ils côtoient les portraits du chanteur Tom Waits, du peintre Willem de Kooning et de l’écrivain James Baldwin. 

James Baldwin, 1960s © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
James Baldwin, 1960s © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Jack Kerouac, 1959 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Jack Kerouac, 1959 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Marvin Israel and Raoul Hague, Woodstock, New York, 1962 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Marvin Israel and Raoul Hague, Woodstock, New York, 1962 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation

Dans un autre registre, le MoMA fait la part belle au livre d’artiste The Lines of My Hands, publié en 1972, considéré par certains comme l’autre chef-d’œuvre éditorial de Frank (quand bien-même il réfutait l’idée de « chef-d’œuvre »).  On y découvre la genèse de l’ouvrage, maintes fois réédité. Un trésor d’images de toutes époques, de planches-contacts et de tirages, assemblés en collages, ponctués des commentaires de Frank. 

« The Lines of My Hand a eu une influence considérable sur d’autres artistes », rappelle Lucy Gallun. « Le livre est fascinant par sa combinaison d’images et de textes, et il est unique par la manière dont il regarde à la fois en arrière et en avant ; Frank réfléchit sur le travail qu’il a fait dans le passé, et pourtant sa perspective reste toujours tournée vers l’extérieur à partir de l’endroit où il se trouve dans le présent. »

Réflexions introspectives

Au fil de l’exposition, on glisse vers des œuvres de plus en plus personnelles et abstraites. Plus sombres aussi. L’exposition emprunte son superbe titre au film poignant réalisé par Frank en 1980, Life Dances On, dans lequel l’artiste réfléchit aux personnes qui ont influencé sa vie, entre New York et la Nouvelle-Ecosse (Canada), où il s’est exilé en 1971 avec son épouse June Leaf (décédée en juillet 2024). 

Le couple vit alors en quasi ermites dans une ancienne maison de pêcheur à Mabou, sur l’île de Cape Breton, battue par les vents. Cette géographie insulaire tient une place importante dans l’exposition comme dans l’œuvre de Frank. Elle sert de miroir à l’intériorité de l’artiste, dans un jeu de va-et-vient constant entre l’extérieur et son (for) intérieur. Cet environnement semble littéralement habiter l’artiste. 

Fire Below—to the East America, Mabou, 1979 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Fire Below—to the East America, Mabou, 1979 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Mabou, 1977 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Mabou, 1977 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation

Les images qu’il capte du dehors montrent la proximité de l’océan, la rudesse du climat, la rusticité de la cabane en bois, des montagnes de sables et de neige, des chevaux, des oiseaux et des vaches. Un fil à linge, sur lequel sont parfois accrochées les photographies de Frank, comme une mise en abyme dans l’image, fait régulièrement son apparition dans le cadre de son appareil photo ou de sa caméra. 

Les photographies et vidéos prises à l’intérieur montrent quant à elles un foyer modeste, à l’image du style de vie du couple d’artistes. Dans la vidéo Home improvements (1985), on y découvre un poêle à bois, un capharnaüm de bric et de broc, d’objets, de photos et de souvenirs. Filmant son reflet dans une vitre, il commente : « Je fais toujours la même image, je regarde à l’intérieur, de l’extérieur et je regarde à l’extérieur de l’intérieur. » 

Mabou Winter Footage, Robert Frank, 1977 © 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Mabou Winter Footage, 1977 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Look Out For Hope, Mabou—New York City, 1979 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Look Out For Hope, Mabou—New York City, 1979 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Pablo’s Bottle at Bleecker Street, New York City, 1973 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Pablo’s Bottle at Bleecker Street, New York City, 1973 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Sick of Goodbyes, Robert Frank, 1978 © 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Sick of Goodbyes, 1978 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation

Ces mots traduisent le mouvement introspectif de Frank, hanté par les tragédies personnelles. Sa fille Andrea disparaît à l’âge de 20 ans dans un crash d’avion au Guatemala, en décembre 1974. « Dans les années suivant sa mort, il la commémore à cet endroit : il inclut son portrait dans l’environnement qu’il a partagé avec elle pour la dernière fois, dans le paysage qu’il observe au quotidien », poursuit Lucy Gallun.

Frank lui dédie Life Dances, ainsi qu’à son proche ami et collaborateur de longue date, Danny Seymour, disparu en mer, probablement assassiné. Une série noire sans fin. Le fils de Frank, Pablo, inconsolable depuis le décès de sa sœur, sombre dans la folie. Atteint de schizophrénie, il se suicide en 1994. Dans True Story (2004), sa vidéo la plus récente, Frank le fait revivre symboliquement en incluant certaines de ses plus belles lettres à l’image. 

La vie continue

Tour à tour poignantes, poétiques et pleines de colère, ces œuvres autobiographiques nous confrontent aux blessures profondes de l’artiste. Frank a déclaré : « Cela vous rend fort de vous souvenir. » Dans Life Dances On, sa compagne, l’artiste June Leaf, lui demande : « Pourquoi veux-tu faire ces photos ? » Et il répond tardivement : « Parce que je suis vivant. » Continuer à faire des œuvres était un moyen de surmonter son chagrin.

Would Like to Exchange Cards with You, Souvenirs Preferred, 2002 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
Would Like to Exchange Cards with You, Souvenirs Preferred, 2002 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
New York City, 7 Bleecker Street, 1993 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation
New York City, 7 Bleecker Street, 1993 © Robert Frank, 2024 The June Leaf and Robert Frank Foundation

L’une des œuvres les plus émouvantes, selon Lucy Gallun, est un film de 7 minutes tourné en super 8 noir et blanc, Flamingo, qui clôt l’exposition. Conçu comme un reportage poétique, il montre un ballet d’ouvriers et d’engins de chantier en train de construire une extension à la maison de Mabou, dans l’espoir de bénéficier de davantage d’espace et d’une plus belle vue sur leur environnement naturel. 

Des images d’espoir comme un baume au cœur après tant de mélancolie. « L’idée de terminer l’exposition en montrant Frank et Leaf en train d’étayer littéralement les fondations de leur maison – ce lieu qui, pendant tant d’années, a façonné leur travail et leur vie commune – me semble très émouvante. Il est essentiel de consolider ce socle, car La vie continue. » 

« Life Dances On: Robert Frank in Dialogue » est exposée au MoMA de New York jusqu’au 11 janvier 2025.

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