Avec l’effondrement de l’Empire britannique dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni n’était plus en mesure de siphonner l’argent et les ressources des terres colonisées qu’ils appelaient sans vergogne le commonwealth. Après une longue période d’austérité, la nation a eu un bref moment de répit durant les Swinging Sixties, pour décliner ensuite à nouveau, tout au long des années 1970.
À la recherche d’un bouc émissaire, les extrémistes de droite renouent avec le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, le sexisme et l’homophobie qui ont défini la politique britannique durant des siècles. En 1967, AK Chesterton fonde le National Front (NF), un parti politique néo-fasciste reprenant le flambeau d’Oswald Mosey, leader d’extrême-droite sorti de la course dans les années 1930. Sous la direction de Martin Webster, le NF connaît ses heures de gloire, prônant haut et fort le suprématisme blanc dans des campagnes électorales locales, par l’intermédiaire des médias, et au cours des manifestations populaires.
L’esprit fasciste continue d’infiltrer les mentalités, plus insidieusement peut-être, à l’occasion d’un concert d’Eric Clapton en 1976. La rock star légendaire, qui a acquis sa célébrité aux yeux des Blancs en s’appropriant la musique des Noirs, va faire scandale devant son public de Birmingham. Il demande aux immigrants de s’identifier, puis leur déclare abruptement : « Je ne veux pas de vous ici, ni dans cette la salle, ni dans mon pays. »
Clapton déclenche alors une tempête d’insultes racistes, tout en exprimant son soutien au député Enoch Powell, auteur du discours incendiaire « Rivers of Blood » à Birmingham moins d’une décennie auparavant. Clapton et Powell, tous deux nantis et influents, cherchent à diviser la classe ouvrière afin de maintenir le statu quo – tactique qui remonte à la création même de la notion de race dans la colonie britannique de Virginie, au 17ème siècle.
« Je pense qu’Enoch a raison, je pense que nous devrions tous les renvoyer. Empêcher la Grande-Bretagne de devenir une colonie noire. Mettez les étrangers dehors », fulmine Clapton sur la scène. « Il faut que la Grande-Bretagne reste blanche. J’étais dans la dope, maintenant je suis raciste. C’est beaucoup plus costaud, vous voyez. »
Armageddon
En attisant la haine et le sectarisme régnants, Eric Clapton détermine involontairement la création du mouvement Rock Against Racism (RAR), une coalition de musiciens et de fans qui organisent, par leurs propres moyens, une série de concerts qui vont déstabiliser la mentalité fasciste au Royaume-Uni. Après l’intervention sur scène de Clapton, le photographe Red Saunders se lie avec des artistes et performers, et adresse une lettre à la presse, où il appelle tout un chacun à se joindre aux rangs du mouvement RAR.
Au cours des cinq années suivantes, de très nombreux artistes, activistes et organisations blanches et noires se réunissent, avec pour mission de vaincre le NF. Rock Against Racism émerge à l’aube du punk et du reggae, deux puissances de la contre-culture qui défient ouvertement l’autorité, et sont ancrées dans la communauté : c’est à celle-ci de prendre des initiatives et d’agir, si l’on veut efficacement lutter contre le fascisme.
En 1976, le photographe britannique Syd Shelton revient à Londres après plusieurs années à l’étranger et s’y illustre rapidement comme une personnalité phare. Il rejoint la coalition RAR en 1977, et devient l’un des principaux membres du groupe, qui n’a pas réellement de noyau dur. Avec la publication de Rock Against Racism 1976-1981, Shelton revient sur ce mouvement qui a une profonde résonance aujourd’hui.
« J’aime à penser que RAR s’apparentait au mouvement dadaïste de Zurich plutôt qu’à un parti politique », dit Shelton à Adam Phillips dans une interview rapportée dans l’ouvrage.
« Ce qu’il y avait de formidable, entre autres, chez Rock Against Racism, c’est qu’il s’agissait d’une collaboration fluctuante. Le noyau dur était composé de gens très différents, avec des opinions politiques différentes, bien que nous soyons unis par notre antiracisme militant et notre amour de la musique. »
Prendre les armes à Brixton
Rock Against Racism choisit, pour se faire entendre, la forme d’expression que l’on appelle « carnaval » – une tradition caribéenne que la journaliste et activiste trinidadienne Claudia Jones a introduite à Londres en 1959, comme une manifestation d’unité et de compréhension après les émeutes raciales de Notting Hill, l’année précédente.
RAR organise son premier grand carnaval en réponse aux progrès du NF lors de l’élection du Conseil du Grand Londres. Un jour avant l’élection, le 30 avril 1978, RAR organise une marche dans les rues de Londres, de Trafalgar square à Victoria park.
Plus de 100 000 participants escortent des groupes jouant à l’arrière de pick-ups, devant une foule qui est mixte pour la toute première fois. Le lendemain, le taux de participation en faveur du NF passe de 17% à moins de 1%. Un nouveau modèle d’activisme politique est né.
Pour réaliser Rock Against Racism 1976-1981, Syd Shelton a parcouru ses archives, sélectionnant des photographies de groupes révolutionnaires en concert, tels que les Clash, Steel Pulse, X-Ray Spex, Aswad ou encore les Specials, ainsi que des portraits de rue et des images des manifestations.
Les lieux portent la marque d’une dévastation, comme si le Blitz avait eu lieu il y a quelques semaines, plutôt que des décennies auparavant. Mais bien que les moyens manquent, la créativité, l’esprit de communauté et l’engagement sont au rendez-vous.
« Je voudrais que les gens comprennent ce livre comme un message d’espoir », déclare Shelton. « J’aimerais qu’ils voient que les jeunes Noirs et les jeunes Blancs avaient eu l’idée d’une meilleure manière de vivre dans ce pays, qu’ils avaient pensé que nous pourrions réellement y apporter des changements. »
Rock Against Racism 1976-1981 est publié par Rare Bird Books, $60.00