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Roger Kasparian ou la genèse des swinging sixties

Il a photographié les stars du rock, de la pop, du jazz et des yéyés à l’aube de leur gloire dans les années 1960. Resté dans l’ombre, Roger Kasparian expose aujourd’hui une série de 30 tirages argentiques au Jazz Club Étoile à Paris.

Les Beatles, les Rolling Stones, les Who, John Coltrane, Nina Simone, Serge Gainsbourg, Marianne Faithfull, Johnny Hallyday, Jacques Dutronc, Françoise Hardy… La liste de ses archives photographiques est longue. Très longue. Et même impressionnante. Roger Kasparian a été l’un des témoins de premier plan de la frénésie des sixties comme il n’en existe plus aujourd’hui. Pigiste pour des magazines disparus et des labels musicaux comme Decca, il est pourtant resté inconnu du public. Et pour cause, ce Parisien d’origine arménienne a préféré délaisser « ce truc de jeunes » pour reprendre, à Montreuil, le Studio Boissière de son père, photographe survivant du génocide en Arménie, passé par le studio Harcourt. Dix ans lui ont néanmoins suffi pour capter une époque charnière dans un Paris révolu, immortalisant les icônes françaises et internationales avant leur célébrité.

L’esprit d’une époque

L’esthétisme qui se dégage de ces images est puissant et les ambiances de proximité, étonnantes. Car tout n’était qu’à ses prémices, avec des artistes inconnus et totalement accessibles. De 1962 à l’aube des années 1970, Roger Kasparian, revenu de trois ans d’armée pendant la guerre d’Algérie, a ainsi rendu compte d’une scène musicale en balbutiement, partagée entre la révolution yéyé, la déferlante rock et l’émulsion jazzy. « J’ai vécu une époque sans vraiment m’en rendre compte. », résume le photographe agé de 84 ans dans son studio, transformé en laboratoire d’art par sa fille, Maccha. 

Johnny Hallyday, Studio Phillips, Paris, 1965 © Roger Kasparian

Il est vrai qu’à la vue de cette collection exhumée des cartons, on se demande comment elle a pu être rangée et oubliée pendant cinquante ans. Elle parvient à saisir dans un laps de temps furtif ces popstars, rockstars et jazz(wo)men émergents dans leur authenticité, jouant avec les cadres, les plans et la profondeur de champ. « J’ai toujours pris des photos pour moi et pour les gens que je photographiais. », explique-t-il avec humilité. « J’ai seulement essayé de les vendre aux magazines et aux maisons de disques. En tournant la page dix ans plus tard, je ne me suis plus du tout intéressé à la musique ni à son évolution. Et je n’ai jamais pensé que cela pouvait avoir une valeur commerciale, picturale, documentaire, historique. » 

Au bon endroit au bon moment

Pour ce pigiste freelance, alors âgé de 23 ans, ce fut « l’obligation et la nécessité » de trouver des prises de vues originales et un contexte différent de ses confrères, comme Jean-Marie Périer et Tony Frank qui travaillaient pour le magazine Salut les copains. « Périer avait la possibilité de les emmener en studio, de les déguiser, de les maquiller. Il avait l’esprit plus baroque », rappelle Roger Kasparian. « Je n’avais pas toutes ces dispositions, j’ai pris des photos plus live que posées. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas tellement les scènes de concerts car tous les photographes les couvraient, mais plutôt capturer la manière dont ces artistes vivaient et évoluaient. Je les suivais le plus loin possible. » 

The Rolling Stones, Aéroport Le Bourget, France, 1964 © Roger Kasparian

Ce passionné de l’instant a su ainsi se faire discret, photographiant ces futurs monstres sacrés au naturel et dans une intimité où l’impensable côtoie l’improbable (en témoigne le cliché des Rolling Stones dans un hall totalement désert de l’aéroport d’Orly). « Je traînais dans le milieu de la musique à la recherche d’idées. », reprend-il. « J’ai fait cette diversion car ils avaient le même âge que moi. Ces jeunes artistes avaient besoin de photos et moi, de sujets à photographier. La chanson française et les yéyés se sont imposés et puis la vague rock est arrivée. Pour la plupart, ils étaient inconnus. »

Émulation musicale

Cette relation privilégiée lui a ainsi permis de les saisir sur le vif, les accompagnant dans leurs moindres déplacements : dans les rues de Paris, les hôtels, les restaurants, les bars, les concerts, les coulisses… Des pérégrinations photographiques où tout semblait accessible, possible. « J’étais en contact direct avec les artistes, les maisons de disques, les attachés de presse. À l’époque, il n’y avait encore rien de formel. », précise-t-il avant d’ajouter le regard rieur. « Les journaux n’étaient pas très intéressés. Pour eux, la vague yéyé ne tiendrait pas, Johnny Hallyday non plus. »

Mick Jagger, The Rolling Stones, L’Olympia, Paris, 1965 © Roger Kasparian
The Beatles, Lyon, France, 1965 © Roger Kasparian

Puis les Who, les Kinks, les Rolling Stones, les Beatles, les Moody Blues, les Animals, Procol Harum… Tous ces cheveux longs et ce rock incendiaire ont débarqué à Paris, motivant ce point de convergence culturel, social et musical : « Avec les Beatles, par exemple, j’ai vite compris qu’il fallait jouer des coudes et avoir les meilleurs clichés de leur passage en France. », confie-t-il. « Je les ai cueillis au Bourget et suivis au George V. J’ai attendu longtemps pour obtenir des photos plus intimistes sur la terrasse de l’hôtel. » 

Quant à la scène jazz, Roger Kasparian n’en a pas perdu une miette, shootant les légendes dès leur arrivée sur le sol français. À l’image de John Coltrane flashé de face à l’aéroport, Thelonious Monk avec son épouse Nelly, Ray Charles en famille, Duke Ellington dans sa chambre d’hôtel, Nina Simone sculpturale au piano.

Nina Simone, Paris, France, 1968 © Roger Kasparian
Thelonious Monk et son épouse Nelly, à l’aéroport d’Orly en 1963 © Roger Kasparian

Jackpot du septième art

Le coup le plus lucratif de Roger Kasparian reste celui avec Romy Schneider et Alain Delon. Ce jour-là, le photographe, le Rolleiflex en bandoulière, est à l’hôpital américain à Neuilly : « Je ne sais plus pourquoi j’étais là, quand une personne s’est approchée de moi : “C’est vous le photographe de France Soir ?”Je ne démens pas et me retrouve dans la chambre de Romy Schneider alitée, avec à ses côtés Alain Delon. Je me dis que je suis allé trop loin », confie-t-il « mais l’acteur me demande : “Je fais quoi ?” J’avais repéré une boîte de chocolats sur la table de chevet et j’ai suivi mon intuition : “Donnez-lui du chocolat !”.

RogerKasparian prend ainsi douze vues, avec la crainte de voir débarquer le photographe de France Soir, puis il rentre. « Par acquit de conscience, je contacte la rédaction pour proposer les clichés. », enchaîne-t-il. « Le chef du service photo répond : “Pourquoi pas, amène-les.” Je développe mes tirages et file rue Réaumur. Le type, les pieds sur le bureau, les regarde de haut sans les toucher et me demande : “T’en veux combien ?” Du bout des lèvres, j’annonce “50 francs”. Il me dit “Laisse-les.” Le lendemain, ma photo faisait la une. J’ai eu le sentiment de m’être fait avoir ! Et j’ai rappelé le type, qui m’en a proposé 200 francs. Les journaux européens m’ont ensuite contacté pour l’acquérir. Mais là, j’ai veillé à augmenter mes tarifs à chaque fois ! », conclut-il amusé.

Le temps de la reconnaissance

Marianne Faithfull, Paris, France, 1965 © Roger Kasparian

Au passage des années 1970, il décide pourtant d’abandonner cette carrière glamour. Devenu père de famille, il préfère se consacrer aux portraits et aux photos de mariage dans le Studio Boissière de son père. « Pour moi, c’était un truc de jeunes. », avoue-t-il distant. « Je devais être sérieux et nourrir ma famille. » Il faut ainsi attendre 2011, quarante ans plus tard donc, pour que ces cartons à trésor ressortent de la chambre noire au hasard d’une rencontre avec un collectionneur de vinyles, Alexandre Stanisavljevic. « C’était à une brocante parisienne, deux jeunes achetaient des disques. », raconte le photographe, toujours l’appareil en main. « Je suis allé vers eux pour leur proposer mes pochettes de variété. (…) Par un concours de circonstances, ils sont passés à mon studio et ont découvert mes photos accrochées au mur. Et tout a démarré. » 

Au fil des décennies, ses photographies sont devenues des documents d’archives retraçant l’éclosion des sixties. Une reconnaissance méritée, qui a abouti à une première exposition à la Snap Galleries de Londres en 2013. Depuis lors, cette époque fixée sur pellicule ne cesse de voyager à travers le monde. Les collectionneurs s’y intéressent car personne ne peut refaire ce qu’il a produit. « Même pas moi ! », rétorque-t-il rieur, en feuilletant les pages de son livre éponyme, écrit par un Philippe Manœuvre également conquis (éditions Gründ, 2014). « Tous ces artistes ont pris une telle ampleur mondiale. »

Serge Gainsbourg, Paris, France, 1963 © Roger Kasparian

C’est donc à un retour dans le temps que nous convie l’expo-photo « Music Revolution, les sixties à Paris » au Jazz Club Étoile dans le cadre de sa réouverture. Ce lieu réputé a accueilli depuis 1975 de grands noms du jazz, du blues, de la soul et du rock, tels que Dizzy Gillespie, Cab Calloway, B.B. King ou encore Dee Dee Bridgewater et Diana Krall. Des anecdotes sur certaines de ces légendes, Roger Kasparian en a bien sûr à la pelle. L’exposition présente ainsi trente tirages argentiques, qui dépeignent l’atmosphère d’une ère de créativité musicale, de révolutions et de mutations, où cette constellation d’étoiles continue d’accompagner et d’inspirer les nouvelles générations de talents.

« Music Revolution, les sixties à Paris par Roger Kasparian », Jazz Club Étoile, Hôtel Méridien 

81 boulevard Gouvion Saint-Cyr, 75017 Paris, jusqu’au 2 mars 2022.

John Coltrane, Orly, France, 1963 © Roger Kasparian

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