« Les temps sont durs. Exprimer qui l’on est, c’est également difficile, que les temps soient durs ou non », déclare le photographe Roy DeCarava (1919-2009) à l’artiste Dread Scott en 1996, une vérité apprise en près d’un siècle d’existence. « À un moment donné, j’ai décidé que cette relation à l’art était la voie que je devais suivre, parce que je m’y sentais à l’aise. J’ai pris cette décision en grande partie en réaction au monde tel que je le voyais. »
Né à Harlem et élevé par sa mère jamaïcaine, DeCarava manifeste un amour pour l’art dès son plus jeune âge. Il utilise d’abord son appareil photo pour documenter sa pratique de la peinture. Mais au milieu des années 1940, la photographie devient son moyen d’expression de prédilection, de par son caractère direct et la souplesse de son 35 mm. Découvrant que la photographie, comme la vie, ne se résume pas aux extrêmes du noir et blanc mais au spectre qui se cache dans les gris, DeCarava se met en quête de beauté et de vérité avec l’œil d’un peintre et le cœur d’un camarade.
La nouvelle exposition, « Roy DeCarava : Selected Works », à New York, offre une chronique émouvante de la vie au XXe siècle, et révèle comment la sensibilité esthétique de DeCarava a contribué à élever la photographie au rang d’art. Plutôt que de suivre les tendances dominantes, il a créé ses propres techniques, évitant les assistants et les manipulations pour se fier à la seule lumière ambiante. Aux yeux de DeCarava, l’espace négatif a une atmosphère et une présence qui lui sont propres, favorisant un puissant sentiment d’intimité entre le spectateur et l’œuvre.
« Mes photographies sont subjectives et personnelles, elles sont destinées à être accessibles, à témoigner de la vie des gens », écrivait DeCarava dans le catalogue de sa rétrospective de 1996 au Museum of Modern Art. « Les gens, leur bien-être et leur survie, voilà l’essentiel pour moi. »
Actes de résistance
À une époque où peu de photographes noirs américains sont reconnus, Roy DeCarava est le premier à obtenir une bourse John Simon Guggenheim Memorial Fellowship et il collabore avec le poète Langston Hughes sur le livre révolutionnaire de 1955, The Sweet Flypaper of Life. Dans ses photographies, DeCarava délivre ses sujets de la tendance en photographie à la sentimentalité, à la monumentalisation et à l’objectivation. Ce faisant, il leur donne du pouvoir, ce à quoi les Noirs n’ont pas facilement accès aux États-Unis.
« Lorsque je photographiais les gens, même lorsque je faisais allusion à leur négritude et à la meilleure part de leur héritage, je les regardais en tant qu’êtres humains, je les regardais à l’étape qui précède le moment où on les appelle Noirs », déclare DeCarava à Dread Scott. « Mon militantisme a toujours été freiné par un sentiment de “oui, il est important que je sache ceci, mais il est plus important que je fasse cela, que je résiste.” J’ai donc continué à faire de la politique, en m’engageant pour le changement social. Tout est politique. »
En 1963, DeCarava est l’un des fondateurs de Kamoinge, collectif de photographes noirs basé à Harlem, qui existe encore aujourd’hui. Adoptant une approche artistique de la photographie, Kamoinge crée alors un espace d’exposition des œuvres, ainsi que de discussions animées sur le cinéma, la peinture, la littérature et la musique. « Mon sentiment est que l’artiste noir regarde le même monde d’une manière différente que l’artiste euro-américain », déclare DeCarava dans une interview datant de 1990. « Il a un ordre du jour différent… Ce programme c’est, au minimum, la survie en tant qu’Américain. C’est la liberté. »
Actes de respect
Dans cette Amérique du XXe siècle, Roy DeCarava a fait siens les opprimés, ceux qui, comme lui, ont été poussés à survivre contre vents et marées. « Ce que je voulais faire, c’était donner aux gens une raison d’être en vie, une raison de se sentir bien dans leur peau. Et c’est intentionnel de ma part. Plus intentionnel que la question de la race. Je le pense vraiment », dit-il encore à l’artiste Dread Scott. « Quand je travaille, je veux leur montrer ce qui est beau. Je sais qu’il y a des choses laides et ils le savent aussi. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’ils peuvent être libres, du moins dans leur for intérieur, et qu’ils peuvent faire ce qu’ils croient en conscience. »
Pour DeCarava, l’art est la forme la plus élevée de civilisation dans la mesure où l’art peut à la fois représenter et transmettre les valeurs d’une culture. Grâce à l’art, l’artiste et le public peuvent faire l’expérience d’une découverte commune, qui nous unit par-delà les clivages et aide à nous comprendre nous-mêmes et à comprendre les autres. « J’ai fait le choix de ne pas me laisser entraîner dans ce qui est petit ; cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les possibles », poursuit DeCarava. « Il n’est pas nécessaire que ce soit joli pour être vrai, mais si c’est vrai, c’est beau. La vérité est belle. Ainsi, tout mon travail veut témoigner d’une vénération pour la vie elle-même. »
« Roy DeCarava : Selected Works » est présenté chez David Zwirner à Londres jusqu’à la fin de l’année.
« Working Together: The Photographers of the Kamoinge Workshop » est présenté au Cincinnati Art Museum du 25 février au 15 mai 2022.