Comment raconter son histoire, celle d’un pays ou d’un peuple ? Comment, par l’image, mettre en lumière les visages des oubliés, ou reconstituer la page manquante du passé commun…? La galerie du Château d’Eau de Toulouse, plus ancienne institution publique française exclusivement consacrée à la photographie, présente deux regards à l’esthétique et au sujet foncièrement différents mais à la quête commune : celle de comprendre d’où l’on vient, de témoigner de l’histoire collective et personnelle à travers l’image et le regard.
La photographe Marion Gronier est partie à la rencontre des descendants des peuples premiers des Etats-Unis d’Amérique, là où Gosette Lubondo poursuit son travail sur l’histoire de son pays, la République démocratique du Congo.
L’histoire des Etats-Unis, droit dans les yeux
« J’ai une fascination pour le visage humain, pour moi, il complexifie les choses, se déplie », décrit Marion Gronier, dont le travail est guidé par le portrait. Son projet We were never meant to survive (Nous n’étions pas censés survivre) a pris cinq ans.
De 2013 à 2018, elle s’est rendue plusieurs fois aux Etats-Unis à la rencontre des communautés qui ont marqué l’histoire du pays : les Amérindiens d’Arizona, du Nouveau-Mexique et du Montana, les Afro-américains de la Nouvelle-Orléans et les Mennonites de Pennsylvanie. A travers les visages de descendants de ces peuples qui sont les racines des Etats-Unis, Marion Gronier les met en lumière et rappelle les discriminations encore vives envers ces populations.
Elle a pour cela passé plusieurs semaines au contact de chaque communauté. « J’arrêtais les gens dans la rue, c’était des visages qui me marquaient », raconte-t-elle. En quelques mots, l’échange se fait. Les passants s’assoient sur le studio de fortune, un simple seau en plastique que la photographe transporte avec elle.
La consigne est simple : ne pas sourire et fixer l’objectif. L’approche est frontale, en format carré, sur un fond uni, le regard est direct, il interpelle. Parfois, la photographe se reflète dans l’œil du sujet. Chaque visage semble évoquer l’héritage de ces communautés longtemps mises au ban de l’histoire, hors des pages dorées du rêve américain.
« C’est un questionnement sur la nature du portrait photographique », ajoute Christian Caujolle, conseiller artistique du Château d’Eau. Par le choix de ce cadre très serré sur les visages, Marion Gronier évoque le modus operandi des portraits signalétiques ou anthropologiques appliqués aux populations colonisées, notamment auprès des communautés amérindiennes et afro-américaines. Un procédé qui suppose un plan serré sur le visage, une expression neutre et une description des caractéristiques physiques.
« J’ai compris que la radicalité du dispositif, l’intensité de ces portraits, faisait directement référence à l’histoire de la colonisation et du portrait anthropologique qui répertoriait les populations avec la violence que ça implique», explique la photographe. Il se produit ici le contre pied de ce procédé, comme une revanche sur l’histoire, comme un acte de résistance.
Dans la série, les Mennonites, cette communauté religieuse anabaptiste qui vit à l’écart du monde moderne, ont un statut à part. « Ils représentent d’une part le colon blanc qui justifia la violence de son appropriation des terres et des êtres vivants par une soi-disant mission civilisatrice dictée par Dieu et ils sont, d’autre part, une communauté qui a été persécutée parce que dissidente d’une orthodoxie religieuse et qui résiste aujourd’hui à une modernité hégémonique », détaille Marion Gronier. On y perçoit l’influence des photos de Gordon Parks, Dorothea Lange ou des portraits d’Amérindiens du photographe ethnologue Edward Sheriff Curtis.
Voyage temporel en RDC
Dans la deuxième partie de son exposition à deux regards, la galerie présente trois travaux de Gosette Lubondo, jeune et talentueuse exploratrice des vibrations du passé. Dans un style unique, elle rejoue les partitions de l’histoire de son pays natal, la République démocratique du Congo.
En 2016, depuis Kinshasa, où elle vit et travaille, la photographe investit un wagon désaffecté de la gare de la capitale congolaise (Imaginary Trip). Grâce à un assemblage de plusieurs clichés, des chaises fantomatiques apparaissent, la vie reprend le long du rail. La transparence de ces images, de ces fantômes du passé, « est un moyen pour moi de montrer le temps qui passe, d’évoquer ces personnes qui ont fréquenté les lieux. Ça me permet aussi de créer des images oniriques », nous décrit l’artiste qui n’hésite pas à se mettre devant l’objectif pour raconter. « Ces photos évoquent l’histoire du chemin de fer en Afrique et au Congo. Elle est mêlée à celle du quotidien des habitants. »
De cette idée, né un concept. Un voyage dans la mémoire collective et individuelle. Dans Imaginary Trip II, Gosette Lubondo se rend dans une école érigée en 1936 par les missionnaires chrétiens, et abandonnée dans les années 1970. La voilà institutrice devant des élèves en uniforme, fantômes qui reviennent habiter les lieux. « Mes parents rêvaient d’aller dans cette école. Ils m’en parlaient à chaque fois qu’on passait devant », se rappelle-t-elle.
La photographe rencontre les élèves des premières promotions. Elle découvre aussi que des cours sont encore donnés dans l’établissement dont une partie est recouverte par la végétation. « Je voulais en savoir plus sur ces lieux. L’endroit m’a tout de suite fasciné. C’était très intéressant à travers mes photos de travailler sur le temps qui passe tout en montrant une certaine continuité. »
Sa dernière série Terre de lait, terre de miel poursuit ce travail mémoriel. Un titre inspiré, tiré du Lévitique : « Je vous donnerai cette terre où coulent le lait et le miel ». Gosette Lubondo se penche ici sur le régime controversé du président Mobutu, à la tête de la République démocratique du Congo de 1965 à 1997.
Elle réinvestit un lieu, témoin de la gloire passée du dirigeant politique. La ville de Gbadolite, au nord du pays, abritait le « Versailles de la jungle », un palais de la démesure en marbre, décoré de lustres monumentaux, aujourd’hui laissé aux bras des lianes et des herbes folles. « Au milieu de la forêt équatoriale, l’architecture vous frappe, on ressent une forte présence symbolique, bouleversante. On sent que Mobutu est toujours présent dans l’imaginaire des gens, qu’il est encore craint », confie-t-elle.
Dans des habits dont les motifs évoquent le deuil, elle se met en scène au milieu de ces ruines de l’histoire, de son histoire. « Ce n’est pas seulement des images de ruines que l’on voit, il y a aussi une poésie qui s’en dégage, qui nous dit qu’il y a aussi la possibilité de rêver. D’aller au-delà de la réalité qui n’est pas toujours rose. » Gosette Lubondo pose son œil curieux, intelligent et créatif sur la mémoire de son peuple, nourri par un désir « de proposer une nouvelle imagerie du Congo et de l’Afrique, qu’on ne trouve pas dans les livres d’histoire ».
Gosette Lubondo et Marion Gronier au Château d’Eau de Toulouse, jusqu’au 31 décembre 2022.