Saul Leiter vécut plus de 60 ans dans l’East Village, à New York, où il réalisa la plus grande partie de son œuvre. Au fil du temps, son quartier, près de Saint Marks Place, est devenu singulièrement japonais : une enfilade de restaurants de soba, ramen, okonomiyaki, bars à saké et autres petits supermarchés spécialisés…
Un décor des plus appropriés : j’ai toujours ressenti dans le travail de Leiter, en particulier dans ses photographies en couleurs, une profonde affinité avec le Japon. Les scènes sous la neige, les femmes aux parapluies, les perspectives improbables et les cadrages révolutionnaires des estampes ukiyo-e ; le rapport aux saisons et la verticalité des kakemono ; la patine mélancolique du wabi-sabi dans ses images les plus abstraites. Et dans toutes ses photographies, une conscience aiguë de la beauté de l’éphémère – ou mono no aware – qui expliquerait, en partie, la magie et la poésie qui en émanent.
Quelques-unes de ses photographies furent exposées au Musée national d’art moderne de Tokyo en 1953, mais c’est vraiment en 2015, avec la sortie du documentaire de Tomas Leach In No Great Hurry, que le public japonais a découvert la vie et l’œuvre de Leiter. Sa rétrospective au Bunkamura Museum, la première exposition de Saul Leiter au Japon, entend poursuivre et approfondir la conversation si personnelle que Leach a entamée dans son film.
Par sa fibre poétique et sa délicatesse, le travail de Saul Leiter rappelle celui des photographes japonais Shôji Ueda et Masao Yamamoto. Comme eux, il portait un regard de peintre sur les moments furtifs, anodins et intimes du quotidien. Son atelier de l’East Village avait des airs de maison traditionnelle japonaise : le bois sombre, les murs crème, écaillés ; une baie vitrée à la hauteur spectaculaire laissant entrer la lumière du nord, donnant sur un petit jardin aussi très japonais, et toujours recouverte de traces de pluie et de poussière, comme dans l’Éloge de l’ombre de Junichirô Tanizaki : « Nous aimons les couleurs et le lustre d’un objet souillé par la crasse, la suie ou les intempéries, ou ce qui paraît l’être, et vivre dans un bâtiment ou parmi des ustensiles qui possèdent cette qualité-là, curieusement nous apaise le cœur et nous calme les nerfs2. »
L’atelier de Leiter était rempli d’une myriade de petites brosses de paille japonaises qu’il utilisait pour épousseter ses appareils photo et ses nombreuses boîtes. Deux estampes de Koryûsai étaient accrochées aux murs. Son studio ressemblait aussi beaucoup à la maison du légendaire collectionneur américain Albert Barnes, près de Philadelphie, où des peintures de Picasso, Degas, Matisse, Bonnard et Vuillard recouvraient les murs du sol au plafond. Peintre lui-même, Leiter admirait Vermeer, Matisse, Degas, Vuillard, et surtout Bonnard. L’influence de ces artistes est manifeste dans son œuvre – celle de Bonnard en particulier, et sa tendresse si singulière.
La naissance de l’Impressionnisme est directement liée à celle de la photographie : celle-ci permettait une représentation détaillée, sinon exacte, de la réalité, libérant certains artistes, les poussant à explorer de nouveaux sujets et de nouvelles techniques. C’est le photographe Nadar qui accueillit la première exposition des Impressionnistes dans son atelier, à Paris, le 15 avril 1874. Auguste Renoir et Edgar Degas avaient organisé l’exposition, qui comprenait également des œuvres de Paul Cézanne, Claude Monet et Georges Seurat. C’est à ce moment-là que naquit le terme « Impressionnisme ». Saul Leiter, peintre et photographe, est un descendant direct de cette famille artistique.
Le style de Leiter est unique : une magnifique confluence d’inspirations japonaises et françaises, de Hokusai à Bonnard, qui traverse son œuvre tout entière. Il se pourrait que son amour de l’art japonais provienne, en partie, de sa passion pour les Impressionnistes et Postimpressionnistes français, et de leur propre intérêt pour la culture japonaise.
On nomma « Japonisme » la fascination pour l’esthétique japonaise née à la fin du 19e siècle au moment de la restauration de Meiji, qui permit la diffusion de la culture japonaise vers les États-Unis et l’Europe. Les Impressionnistes et les Postimpressionnistes étaient particulièrement épris d’ukiyo-e. Ils admiraient l’artisanat en lui-même – les techniques d’impression révolutionnaires – mais aussi les compositions radicalement nouvelles. Beaucoup d’entre eux devinrent des collectionneurs et des spécialistes de Hokusai, Hiroshige ou Utamaro.
Vuillard et Bonnard faisaient tous deux partie du groupe Nabi (« prophète » en hébreu). Bonnard, « le Nabi très japonard3 », avait trouvé dans l’ukiyo-e des qualités qui le libéraient des conventions occidentales de couleur, de forme et de composition, et qui lui permettaient de créer des œuvres profondément intimes et spontanées. Il semble bien que les révélations de Bonnard soient aussi celles de Leiter, dont le travail rappelle énormément l’ukiyo-e : les compositions peu orthodoxes et disproportionnées (la photographie Banne p. 59 en est l’exemple le plus frappant) ; l’accent mis sur les formes ; l’omniprésence de la calligraphie (signes, insignes, lettres) ; les aplats de couleurs (souvent – et d’autant plus frappant en photographie – d’immenses pans de noir).
Confronté à ces « blocs leiteriens », l’historien de la photographie japonais Iizawa Kôtarô évoqua la notion de « ma », espace négatif : le vide dans lequel, en réalité, tout se passe4. Comme les artistes ukiyo-e, Leiter avait une prédilection pour les points de vue et perspectives inhabituels (plongées, contre-plongées, diagonales fortes – le El Train, la ligne de métro aérienne, lui procurant un point de vue idéal) ; et pour les scènes du quotidien. On retrouve également dans son travail l’omniprésence des femmes, en intérieur et en extérieur ; et un goût inhabituel pour les objets de l’ordinaire (la chaussure, le parapluie) ou les éléments (pluie, neige, buée)… Saul Leiter était « le Nabi new-yorkais ».
De fait, Leiter évoquait régulièrement son amour et son admiration pour l’art japonais, et sa précieuse collection. Il parlait de Hokusai, de Sôtatsu, de Hon’ami Kôetsu, d’Ogata Kôrin5… Pour lui, la calligraphie japonaise était « la plus haute forme d’art6 ». À la fin des années 1960, il acheta au débotté un lot de papier de calligraphie japonaise, environ soixante-cinq feuilles (aujourd’hui appelé « le portfolio de papier japonais »), et peignit chaque page dans les années qui suivirent. Certaines des peintures sont figuratives. D’autres, beaucoup plus abstraites, laissent à penser que Saul Leiter s’essayait lui-même à la calligraphie japonaise, dessinant des caractères qui ressemblaient étonnamment à des kanas.
À l’occasion de sa première exposition au Japon, j’ai suggéré à Margit Erb, la directrice de la Fondation Saul Leiter, de mener une recherche sur ce thème dans la riche bibliothèque de Leiter afin d’en savoir plus sur les artistes japonais qu’il admirait tant. Dans sa collection de disques, nous avons trouvé plusieurs 33 tours de kabuki nagauta – une musique traditionnelle qui accompagnait le théâtre kabuki – et de nombreux enregistrements de koto.
Dans sa bibliothèque, nous avons découvert plus d’une centaine de livres consacrés à la littérature, à la poésie, au design, à la calligraphie, à la céramique et à la peinture japonaises, et surtout à l’ukiyo-e. De toute évidence, Saul aimait particulièrement l’œuvre de Hokusai : dans sa collection, amassée principalement chez The Strand, sa librairie préférée, sur East 12th Street, de nombreux ouvrages lui étaient consacrés. Hiroshige aussi, et Harunobu, Utamaro, Kiyonaga ou Sharaku. Saul Leiter possédait également quelques albums originaux d’estampes, dont deux albums d’Utamaro d’une rare beauté datant de la fin des années 1770. D’autres livres étaient consacrés aux peintres Buson, Sesshû, Zeshin, Sôtatsu et – au beau milieu – comme un symbole de ses influences franco-japonaises, un magnifique ouvrage en japonais sur Corot publié en 1936 par Atelier-Sha.
Saul Leiter possédait en outre des douzaines d’anthologies sur l’art japonais, notamment une très belle série publiée en 1932 par Seibundo, et quelques œuvres collectives, dont une sur « les décadents Suzuki et Oka7 » et une autre consacrée aux « artistes japonais excentriques et non conformistes8 ».
D’autres portaient sur les motifs japonais et sur la céramique, y compris plusieurs volumes sur l’œuvre d’Ogata Kenzan ; sur les kakemono et sur le théâtre nô ; sur la menuiserie, l’architecture9, et le design (y compris ce titre amusant – Comment envelopper cinq œufs : conception japonaise de l’emballage traditionnel) ; quelques livres de haïku, et des classiques de la littérature tels que Vie d’une amie de la volupté de Saikaku, Notes de chevet de Sei Shônagon, et Le Livre du thé de Kakuzô Okakura, signé par le grand amour de Saul, Soames Bantry, « À un amoureux sincère et véritable du thé » (Leiter était par ailleurs un buveur de café balzacien…). Un seul volume consacré à la photographie : une Histoire de la photographie japonaise (1840-1945)10. Il est intéressant de noter que la plupart de ces livres étaient en japonais, une langue que Leiter ne comprenait pas.
Un ouvrage semblait lui tenir particulièrement à cœur : le catalogue d’une exposition de Hon’ami Kôetsu, le grand maître de calligraphie de la Renaissance, organisée par le Philadelphia Museum of Art en 2000. Saul l’a dédicacé à son amie Margit et a découpé une critique de l’exposition par Robert Hughes parue dans Time Magazine à l’époque : « The Subtle Magic of Kôetsu » (« La magie subtile de Kôetsu », un titre qui sied aussi fort bien à Leiter…).
Enfin, il y avait dans sa bibliothèque quelques livres consacrés au bouddhisme et au zen, et l’Anthologie de versets satiriques d’Edo par R.H. Blyth11 dans lequel Saul avait curieusement ajouté ses initiales « SL » à la citation d’ouverture : « Dédié à Daisetz Suzuki, qui m’a appris à ne pas donner de leçons ». Cette phrase a manifestement parlé à Leiter, lui qui choisit – contre le gré de sa famille – de devenir artiste plutôt que rabbin.
Par la peinture et la photographie, il transcenda la nature théologique de son éducation et devint, malgré lui et à sa manière, une autre forme de maître spirituel. Dans un de ses autoportraits, Leiter ressemble de manière troublante à un moine zen. Cartier-Bresson, bouddhiste lui-même, évoquait souvent Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, un essai du philosophe allemand Eugen Herrigel publié en 1953 avec une introduction du même Daisetz Suzuki, qui joua un rôle majeur dans la propagation de la philosophie zen en dehors du Japon.
Cette analogie entre le kyûdô, le tir à l’arc japonais, et la photographie, est essentielle dans l’œuvre de Cartier-Bresson comme dans celle de Leiter – notamment la notion de « lâcher-prise ». Leiter et Cartier-Bresson étaient tous deux des peintres photographes férus de Bonnard et d’ukiyo-e. Pour Cartier-Bresson, la photographie était un carnet de croquis et la peinture une méditation.
Les deux hommes ne se sont jamais tout à fait rencontrés : Leiter a bien photographié Cartier-Bresson en 1959 à New York, mais « à la HCB », à la sauvette – il était trop intimidé pour l’approcher. Saul Leiter photographiait de la même manière que Cartier-Bresson dans les années 1930 : sans but précis, à l’affût d’une beauté évanescente. Bien que très modernes, ils partageaient aussi tous deux la profondeur intellectuelle et l’esprit bohème des artistes du xixe siècle.
Contrairement à Cartier-Bresson, qui s’est tourné vers le photojournalisme après la Seconde Guerre mondiale, Leiter demeura un pur observateur jusqu’à la fin de sa vie – un œil apolitique. Non qu’il fût indifférent à l’état du monde, loin de là, mais plutôt qu’il mena sa vie selon le principe de « non-vouloir » central à la philosophie zen : sans attacher une grande importance à sa personne ni à son œuvre, sans autre intention que d’être présent au monde, conscient de sa beauté et de sa nature transitoire. Regarder, simplement, sans donner de leçons.
New York, février 2017
Note: Ce texte a été écrit à New York en février 2017, à l’occasion de la première exposition au Japon de Saul Leiter, publié dans le livre All About Saul Leiter en japonais, français et anglais, espagnol, et disponible aux éditions Textuel.
1 Dans Saul Leiter, catalogue de l’exposition à la Fondation HCB, Steidl, 2008.
2 Éloge de l’ombre, traduit du japonais par René Sieffert, réédition Verdier, 2011.
3 Le Japonisme, catalogue de l’exposition éponyme au Grand Palais, dir. Geneviève Lacambre, RMN, 1988.
4 Conversation avec Iizawa Kôtarô, Megutama, Tokyo, avril 2017. Voir « The Subtle Magic of Saul Leiter » de Pauline Vermare in Saul Leiter: 1950 New York, Benrido Collotype Atelier, Kyoto, 2017.
5 « Photographers Speak », interview avec Dean Brierly, 22 avril 2009.
6 Margit Erb, conférence à la SVA, New York, 15 mars 2016.
7 The Decadents: Suzuki and Oka, Kodansha International, 1969.
8 Extraordinary Persons: Works by Eccentric, Non-Conformist Japanese Artists of the Early Modern Era (1580-1868) in the collection of Kimiko and John Powers Harvard University Art Museums, 1999.
9 The Way of the Carpenter: Tools and Japanese Architecture, Weatherhill, 1991.
10 Heibonsha/Japanese Photographers Association, 1971.11 Hokuseido Press, 1961.