A l’image du Petit Prince de Saint-Exupéry, Le Petit Carton n’est qu’un garçon. Pourtant cet orphelin abandonné par sa famille, délaissé par l’Etat Congolais et oublié par la société, rêve d’entrer dans la lumière. D’être vu, observé, reconnu. Alors il se fabrique une carapace intégrale, qui attire inévitablement le regard des autres sur lui, avec le seul matériel qu’il peut collecter: des cartons bazardés. De la tête au pied, il se cartonne, se transforme pour atteindre sa métamorphose: Peguy Dioko devient Petit Carton, un super héros admiré de tous dans les ruelles de Kinshasa.
Véritable Goldorak en papier, l’orphelin n’est plus réduit à sa solitude: il devient un artiste reconnu pour son sens du détail. Il a, comme beaucoup d’autres, attiré le regard du photographe Stephan Gladieu, qui a collecté leurs portraits pour son dernier projet: né d’un désespoir sociétal, Homo Detritus tire une sonnette d’alarme en couleurs, qui appelle au réveil des consciences sur nos modèles de consommations.
« Je crée pour être »
« J’avais créé quelque chose donc j’existais », rétorque le garçon à Stephan Gladieu. Pour les invisibles de Kinshasa, Descartes s’est trompé : penser pour exister n’est pas suffisant. Pour “être” en société, il faudrait penser et être reconnu par ses pairs. « Pourquoi tu l’as fait ? », répète le photographe au Petit Carton. « Parce qu’en le faisant, j’existais. Et puis tu comprends, quand je sortais dans la rue, on me regardait différemment. ».
L’histoire de Petit Carton n’est pas isolée. En République Démocratique du Congo, deuxième plus grand pays d’Afrique, près de 64% de sa population vivait avec moins de 2$ par jour en 2021. A Kinshasa, un enfant congolais né aujourd’hui pourrait réaliser seulement 37% de son potentiel, selon l’indice de capital humain qui prend en compte la prise en charge de la santé et de l’éducation dans la réalisation professionnelle de l’enfant, et sa contribution future du pays. A titre comparatif, en Europe l’ICH est compris entre 77,12% en Norvège et 58,22% en Albanie.
Ce manque de moyens exhorte le plasticien Eddy Ekete Mombesa à fonder en 2018 le collectif « Ndaku ya la vie est belle », littéralement « Maison de la vie est belle », une communauté qui regroupe près de 25 artistes. Composé d’anciens élèves des Beaux-Arts de Kinshasa, mais aussi des orphelins de rues, des jeunes vétérans traumatisés, des jeunes filles accusées de sorcellerie et forcées de quitter leur village… « Tous crient leur urgence de vivre et non plus de survivre dans les détritus et l’injustice du monde », dit Stephan Gladieu dans son livre Homo Detritus. Quand ils enfilent leur masque, ils deviennent des super-héros. Batman peut s’éterniser à Gotham City, puisqu’en RDC, c’est l’Homme-Bidon qui surveille la ville.
Les déchus de la société veillent à lutter contre l’insécurité de leurs ruelles. La Femme Electricité et son costume encablé, dénonce la corruption des fournisseurs d’électricité – seulement quelques heures d’énergie sont approvisionnées chaque jour – mais également l’absence d’éclairage des rues à la tombée du jour. Une obscurité totale qui multiplie les kidnapping, les agressions et les viols. Pour protéger leurs citoyens, les Avengers des détritus se rassemblent en super-héros super-visibles pour ne plus jamais retomber dans la vacuité de l’inexistence sociale.
Des masques traditionnels et intemporels
La sapologie est une culture vestimentaire qui consiste à être habillé de façon élégante, aux couleurs vives et interpellantes. Depuis les années 1920, l’idéologie de la Société des Ambianceurs et des Personnes élégantes (La Sape) est ancrée dans la société congolaise et s’est répandue sur tout le continent. Costume trois pièces vert fluo, cravate violette et chaussures cirées, ces tenues inspirent le respect à celui ou celle qui les portent. C’est au milieu des années 1960, après l’indépendance de la RDC, que le musicien emblématique Papa Wemba remet en avant cette philosophie, en opposition à la politique du président Mobutu. Ce dernier déclare alors toutes tenues occidentales comme symboles de la colonisation, et interdit leur port, souhaitant affermir les traditions congolaises.
La lutte entre les traditions sociétales et l’import d’une nouvelle mode occidentale se perpétue même au niveau spirituel. Depuis toujours, dans les traditions ancestrales animistes d’Afrique, le port de masque intégral est nécessaire pour présenter un esprit lors de cérémonies religieuses. Ces parures traditionnelles, beaucoup moins répandues suite à la propagation de la chrétienté, sont fabriquées à l’aide d’écorces, de feuilles d’arbres, de lianes, de raphia de palmiers….
Ce leg d’une spiritualité passée, ancrée dans l’ADN du continent, fascine Stephan Gladieu. L’aventure du photographe français débute ainsi par une rencontre. Une femme, Sarah N’dele, dont il découvre la photo floue et pixellisée sur Facebook, toute vêtue de bouteilles de produits ménagers aux couleurs vives, le visage invisible derrière son masque de plastique, qui pose devant une épicerie aux nuances de bleu. Le photographe est stupéfait. Il contacte Sarah N’dele et le projet Homo Detritus se développe en cascade : il rencontre le collectif « Ndaku ya, la vie est belle », son fondateur Eddy Ekete et atterrit à Kinshasa pour suivre leur mouvement.
Aujourd’hui, à Kinshasa, la nature se meurt. La ville n’est plus La Belle, elle est recouverte de déchets. Malgré tout, les artistes Kinois se réapproprient la nature comme leurs ancêtres, en empruntant les codes couleurs des sapologues : « C’est un peu comme des spectres qui sortent finalement de ces quartiers, couverts de nos déchets. Et ils réinterprètent, en même temps, le masque animiste que nous, colons, avons tenté de détruire », explique Stephan Gladieu. A l’heure des bouleversements climatiques, le projet du photographe porte la voix de de l’Homme Mégot, La Femme Electrique, Le Petit Carton et les autres, qui poussent un cri de désespoir face aux bidonvilles et aux déchets.
Le meilleur est avenir
Malgré l’un des sous-sols les plus riches du monde en cobalt, en coltan, en diamant, en or et en pétrole, la République Démocratique du Congo reste le 8ème pays le plus pauvre sur la planète. Sans la possibilité de bénéficier de leurs propres ressources, les congolais sont contraints d’accepter les déchets du monde occidental en échange d’aides financières. Stephan Gladieu illustre les conséquences de la surconsommation planétaire. Né d’un désespoir sociétal, Homo Detritus tire une sonnette d’alarme en couleurs, qui appelle au réveil des consciences sur nos modèles de consommations. Il incite à l’urgence de fédérer autour d’une stratégie écologique, en Occident.
Stephan Gladieu refuse de produire une série misérabiliste pour dénoncer l’état du pays, et préfère restituer à chaque personne photographiée sa dignité. Une façon poétique d’attirer l’attention, avec un brin d’humour. La touche du photographe reste la même : représenter les sociétés qu’il visite, à travers ses habitants, sans les transformer toutefois en symboles.
Le romancier Wilfried N’Sondé décrit le projet du collectif congolais comme « l’alliance des détritus avec la pauvreté, avec beaucoup de dédain et l’immensité du désespoir, qui a engendré une aventure artistique qui entretient le cycle infini de la vie, celui de la résilience, du regain perpétuel ». Lorsque les Homo Detritus déambulent dans les rues de Kinshasa de leur pas chaloupés, dénonçant par leurs costumes la catastrophe écologique, au rythme des percussions, la force du peuple congolais apparaît alors. Une résilience retrouvée depuis « La vie est belle » de Papa Wemba.
Homo Detritus, Stephan Gladieu & Wilfried N’Sondé, Actes Sud 2022, à 32€.