Dans les années 1970, des photographes comme Helmut Newton et Guy Bourdin brouillent les frontières entre mode et fétichisme avec un certain style. Que ce soit pour des campagnes publicitaires ou des magazines, ils transforment ainsi l’imagerie commerciale en œuvre d’art subversive.
En 1976, alors qu’il feuillette l’édition dominicale du New York Times, Frank Rispoli tombe sur Sighs and Whispers, un encart de 36 pages, d’un catalogue de lingerie par correspondance réalisé par Bourdin pour Bloomingdale’s. Les photographies, inspirées des films d’Ingmar Bergman, prises dans le cadre d’une campagne publicitaire, font sensation. Dans le travail de Bourdin, sexe, séduction et manière de poser sont aussi, sinon plus, importants que le produit final. Bourdin vend un style et un imaginaire. Il s’agit de bien plus que de simples soutiens-gorges, culottes et slips – c’était le pouvoir incarné. Bourdin apporte le même esprit à ses campagnes pour le créateur français Charles Jourdan, qui a alors une longueur d’avance avec ses chaussures exquises et novatrices. S’affranchissant de conventions éculées, Bourdin introduit un courant sombre, intrépide et audacieux dans les travaux pour la pub.
Saisissant l’occasion, Rispoli s’embarque seul dans l’aventure, en réalisant une série de photographies dans ce demi-monde, jusqu’alors inédites et qui viennent juste d’être publiées : High Heels (Circa). Travaillant entre mode et fétichisme, Rispoli fait appel à des femmes ordinaires – pour des séances de photos impromptues –, qu’il a repérées dans des boîtes de nuit du centre de Manhattan comme le CBGB, le Mudd Club, la Danceteria, le Club 57 et un club BDSM en sous-sol dans le Meatpacking District, les pavés encore maculés du sang des animaux fraîchement abattus.
D’une manière ou d’une autre
« Je suis le mouton noir d’une famille de cols bleus italo-américains », raconte Frank Rispoli. « J’avais des capacités artistiques, jamais assouvies, Dieu merci pour le système scolaire public de New York. Mes parents n’étaient pas éduqués ; mon père avait arrêté l’école en sixième. Mes parents ont essayé de nous maintenir unis dans la foi de l’église catholique. En grandissant dans le mouvement de la contre-culture des années 1960, avec l’explosion de tout ce qui était à la marge, la sexualité est entrée dans le jeu. L’Église interdisait de penser en termes sexuels, définissant le sexe comme un péché. Avec le recul, c’est comme ça que cette fascination est née. Je devrais vraiment remercier le Vatican. »
Au collège, Rispoli découvre qu’il est incapable de regarder les femmes en face, alors il baisse les yeux en signe de déférence. Ce faisant, il se découvre une fascination pour les jambes, les souliers et les pieds des femmes. À l’âge adulte, il apprend à aimer les talons aiguilles, au moment où le stiletto est à la mode. Ainsi dénommé d’après le nom donné à un petit couteau à double tranchant répandu au XVe siècle en Italie, le talon aiguille symbolise le danger et la décadence du New York de la fin des années 1970. La chanteuse Debbie Harry l’adopte comme nom de son premier groupe, The Stilettos, des filles qui se produisaient au CBGB à l’aube du mouvement punk.
En 1974, Rispoli revient s’installer à Manhattan, et loue un appartement donnant sur le métro pour seulement 100 dollars par mois. Il se souvient d’une ville au bord de la faillite. « C’était dégueulasse, mais j’étais jeune et n’y prêtais pas attention, focalisé sur mon art et la photographie. La vie dans le centre-ville était une telle joie », raconte Rispoli, qui a d’abord acheté un appareil pour faire des photos de ses peintures alors qu’il était à l’école.
Mais le temps passant, Rispoli découvre que son appareil photo peut brillamment servir son goût pour les escarpins de ces dames. Travaillant le jour comme consultant en design, Rispoli passe son heure de déjeuner à arpenter les rues à la recherche de femmes en talons hauts qui se prêteraient au jeu d’une séance photo improvisée. Il aborde des inconnues qui acceptent de poser gracieusement sur leurs talons hauts, devant un public enthousiaste.
De ces humbles débuts nait High Heels, projet qui se concrétisera plus tard.
Planer juste au-dessus du commun des mortels
À la fin des années 1970, au moment où la vie nocturne new-yorkaise bat son plein, Frank Rispoli passe ses nuits dans les clubs. Il se rend dans le quartier de Bowery et fréquente le CBGB, épicentre de la scène punk naissante de New York. « À cette époque, le rock and roll était mort, mais le punk était en marche », dit-il. « La musique était très importante pour moi. Elle me permettait de m’évader tout en me donnant la pêche. »
Rispoli court les clubs, son appareil chargé de pellicule Kodachrome. « Rispoli a commencé à arpenter les trottoirs de New York, à la recherche de sujets », écrit Erik Bradshaw Hughes dans High Heels. « Il traquait le sensuel et le surréel, avec l’intention de dessiner les contours de celles qui vivaient en marge de la bonne société. À condition, bien sûr, qu’elles se pavanent en ville avec une paire de talons d’enfer. »
Au centre de ce monde se trouve le Danceteria, la boîte de nuit de Chelsea où Madonna a fait ses débuts et où Sade a tenu le bar avant de stupéfier le monde avec sa voix sulfureuse. Passant « six nuits et demie » dans les clubs, Rispoli affine son esthétique, plaçant littéralement les femmes sur des piédestaux. Elles se tiennent à des lavabos dans les toilettes, sur le bar, ou même sur la calandre d’un camion Mack, chaque étape ajoutant une nouvelle dimension à l’œuvre.
Attiré par le mélange de textures sensuelles, de couleurs vives et d’espaces industriels bruts, Rispoli crée des séquences délicieusement dramatiques et décadentes, qu’il soit à un spectacle punk, dans un train ou simplement en train de marcher dans les rues de New York. Les photographies de Rispoli résument ainsi parfaitement les styles de l’époque tout en célébrant le pouvoir des vêtements et des accessoires sur notre imaginaire. Même si toutes ces femmes sont anonymes, nous les imaginons en divas, mégères ou sirènes, aventureuses et maîtresses de leur destin.
« Dans ce qu’ils ont de plus provocants, les portraits de Rispoli vénèrent leurs sujets, à un niveau qui frise le religieux », écrit Hughes. « Il montre les femmes qui portent ces souliers dans leur environnement naturel, glissant dans la ville perchées sur leur piédestal, planant juste au-dessus du commun des mortels. »
Par Miss Rosen
Miss Rosen est journaliste. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.
High Heels est publié par Circa, 60 $.