Dans la province canadienne du Nouveau-Brunswick, la ville de Saint John abrite la plus grande usine de pétrole du pays. Dirigée, en majorité, par une même famille milliardaire qui y emploie une large partie de la population de la région, son monopole s’étend au-delà du simple secteur économique : il influence également la sphère politique.
« Dans cette ville, les quartiers les plus riches et les plus pauvres du Canada se trouvent à dix minutes en voiture l’un de l’autre. Si c’est incroyablement frustrant, et ça questionne la théorie du ruissellement si populaire en Amérique du Nord, c’est aussi passionnant, parce que cette dynamique se reflète dans la manière de vivre de ses habitants de façon visuellement intrigante », explique Chris Donavan.

Lui-même originaire de Saint John, le photographe a shooté cette région durant dix ans, dans le cadre d’un projet, The Cloud Factory, aujourd’hui publié chez Gostbooks. Un livre se plaçant aux frontières du documentaire et du récit fictionnel, dans cet entre-deux où l’auteur a l’habitude de résider : « J’ai abandonné mes études d’art pour me consacrer au journalisme avant de me rapprocher à nouveau du monde artistique. J’avance désormais entre ces deux mondes », dit-il.
Un microcosme du capitalisme contemporain
Convaincu que « le personnel est politique », l’auteur se défend de toute notion d’objectivité et se joue des contrastes pour tisser une narration complexe faite de nuances et d’incertitudes. « J’aime la photographie parce qu’elle a le pouvoir de faire coexister les contradictions », commente-t-il. Dans The Cloud Factory, les monochromes tranchés soulignent les inégalités criantes, les portraits vivants s’opposent aux architectures ordonnées et la fumée noire des usines se répand, menace sourde venant polluer chaque cliché.
Partout, les images grouillent, débordent, presque, d’un foisonnement humain nous poussant à plonger dans son quotidien et à nous immerger dans la dichotomie de ce lieu – dichotomie qui en fait sa singularité. « Saint John est un endroit qui doit être vu, entendu, senti plutôt que discuté, assure Chris Donavan. C’est un microcosme du capitalisme contemporain populaire sur le continent. C’était l’un des premiers points de contact des colonisateurs français et britanniques qui ont fondé le Canada – ce pays construit sur l’idée d’un progrès industriel acquis au détriment de la vie humaine. »



Une idéologie qui s’enracine particulièrement dans un lieu tel que Saint John. En parallèle, il s’intéresse à l’impact de la « violence lente », un terme utilisé par l’auteur sud-africain Rob Nixon dans son livre Slow Violence and the Environmentalism of the Poor. « Pour ceux qui résident dans des communautés industrielles, l’exposition prolongée aux toxines rejetées par les usines peut être dangereuse, voire mortelle. Mais comme l’effet n’est pas immédiat, il n’est donc pas remarquable aux yeux des gens », explique le photographe qui s’interroge alors : comment capturer une violence largement invisible puisqu’elle prend des décennies à se déployer ?
Taire toute forme de protestation
En s’inspirant de la notion de « sublime toxique » inventée par la professeure Jennifer Peeples, Chris Donavan croise la laideur à l’élégant dans ses images. Les quelques irruptions de couleurs – placées au début et à la fin du livre – fonctionnent, pour lui, comme des « préfaces et postfaces méditatives ». Des respirations esthétiques permettant de capter l’intérêt des défenseurs d’une beauté systématique dans la photographie pour mieux les happer dans une histoire plus sombre et plus dure : celle d’une ville dépendante d’une minorité dominante, dont l’extraordinaire influence la rend toute puissante.



Inspiré par la structure panoptique (un type d’architecture carcérale positionnant un gardien dans une tour centrale afin qu’il puisse observer tous les prisonniers sans que ceux-ci aient moyen de savoir s’ils sont surveillés, NDLR) et le contrôle qui en émane, l’auteur fait des usines des tours de surveillance implacables et effrayantes. « Comme dans ces types de prison, la peur de la punition suffit à maintenir l’obéissance. L’angoisse d’une quelconque rétribution empêche beaucoup de gens de se plaindre de l’industrie et de ses patrons. À Saint John, toute forme de protestation est jugée par la population comme un comportement déviant », précise-t-il.
Une manière tortionnaire de taire toute opposition à l’exploitation de la main-d’œuvre et à l’atteinte à l’environnement. « Mais, rappelle Chris Donavan, ce livre ne dit rien de cela. Il vous montre simplement une ville où ces choses se déroulent. Il vous faut décider si vous voulez lire ces images de cette manière, ou juste parcourir le portrait d’un lieu. »
The Cloud Factory est disponible chez Gostbooks, au prix de 70€.