The Cloud Factory : les contradictions qui définissent une ville 

Dans The Cloud Factory, Chris Donavan condense dix années de prises de vue dans sa ville d’origine, Saint John. Une région du Canada connue pour sa production de pétrole, où s’opposent richesse et pauvreté extrêmes.

Dans la province canadienne du Nouveau-Brunswick, la ville de Saint John abrite la plus grande usine de pétrole du pays. Dirigée, en majorité, par une même famille milliardaire qui y emploie une large partie de la population de la région, son monopole s’étend au-delà du simple secteur économique : il influence également la sphère politique.

« Dans cette ville, les quartiers les plus riches et les plus pauvres du Canada se trouvent à dix minutes en voiture l’un de l’autre. Si c’est incroyablement frustrant, et ça questionne la théorie du ruissellement si populaire en Amérique du Nord, c’est aussi passionnant, parce que cette dynamique se reflète dans la manière de vivre de ses habitants de façon visuellement intrigante », explique Chris Donavan.

The Imperial Theatre on a foggy evening before the construction of the Irving Oil Headquarters next door, 2014 © Chris Donovan
Le Théâtre Impérial par une soirée brumeuse avant la construction du siège d’Irving Oil à côté, 2014 © Chris Donovan
The refinery seen from Waterloo Village in Saint John, 2021 © Chris Donovan
La raffinerie vue du village de Waterloo à Saint John, 2021 © Chris Donovan
The refinery seen in my rearview mirror, 2019 © Chris Donovan
La raffinerie vue dans mon rétroviseur, 2019 © Chris Donovan

Lui-même originaire de Saint John, le photographe a shooté cette région durant dix ans, dans le cadre d’un projet, The Cloud Factory, aujourd’hui publié chez Gostbooks. Un livre se plaçant aux frontières du documentaire et du récit fictionnel, dans cet entre-deux où l’auteur a l’habitude de résider : « J’ai abandonné mes études d’art pour me consacrer au journalisme avant de me rapprocher à nouveau du monde artistique. J’avance désormais entre ces deux mondes », dit-il.

Un microcosme du capitalisme contemporain

Convaincu que « le personnel est politique », l’auteur se défend de toute notion d’objectivité et se joue des contrastes pour tisser une narration complexe faite de nuances et d’incertitudes. « J’aime la photographie parce qu’elle a le pouvoir de faire coexister les contradictions », commente-t-il. Dans The Cloud Factory, les monochromes tranchés soulignent les inégalités criantes, les portraits vivants s’opposent aux architectures ordonnées et la fumée noire des usines se répand, menace sourde venant polluer chaque cliché.

Partout, les images grouillent, débordent, presque, d’un foisonnement humain nous poussant à plonger dans son quotidien et à nous immerger dans la dichotomie de ce lieu – dichotomie qui en fait sa singularité. « Saint John est un endroit qui doit être vu, entendu, senti plutôt que discuté, assure Chris Donavan. C’est un microcosme du capitalisme contemporain populaire sur le continent. C’était l’un des premiers points de contact des colonisateurs français et britanniques qui ont fondé le Canada – ce pays construit sur l’idée d’un progrès industriel acquis au détriment de la vie humaine. »

Lisa holds her grandson Trey in the front yard of her home near the refinery, 2019 © Chris Donovan
Lisa tient son petit-fils Trey dans la cour de sa maison près de la raffinerie, 2019 © Chris Donovan
South End of Saint John, 2014 © Chris Donovan
Quartier sud de Saint John, 2014 © Chris Donovan
Lisa Crandall walks her dog near the butane pipeline in her neighbourhood. The pipeline leaked in 2018 causing the evacuation of a street down the hill from Crandall’s home. The houses on that street which were rendered worthless by the leak, were eventually purchased by Irving Oil and demolished, 2019 © Chris Donovan
Lisa Crandall promène son chien près du pipeline de butane dans son quartier. La fuite du pipeline en 2018 a provoqué l’évacuation d’une rue en bas de la colline de la maison de Crandall. Les maisons de cette rue, devenues inutiles à cause de la fuite, ont finalement été achetées par Irving Oil et démolies, 2019 © Chris Donovan
Damien London and his family on their back porch in the Old North End, 2017 © Chris Donovan
Damien London et sa famille sur leur porche arrière dans le Old North End, 2017 © Chris Donovan

Une idéologie qui s’enracine particulièrement dans un lieu tel que Saint John. En parallèle, il s’intéresse à l’impact de la « violence lente », un terme utilisé par l’auteur sud-africain Rob Nixon dans son livre Slow Violence and the Environmentalism of the Poor. « Pour ceux qui résident dans des communautés industrielles, l’exposition prolongée aux toxines rejetées par les usines peut être dangereuse, voire mortelle. Mais comme l’effet n’est pas immédiat, il n’est donc pas remarquable aux yeux des gens », explique le photographe qui s’interroge alors : comment capturer une violence largement invisible puisqu’elle prend des décennies à se déployer ? 

Taire toute forme de protestation 

En s’inspirant de la notion de « sublime toxique » inventée par la professeure Jennifer Peeples, Chris Donavan croise la laideur à l’élégant dans ses images. Les quelques irruptions de couleurs – placées au début et à la fin du livre – fonctionnent, pour lui, comme des « préfaces et postfaces méditatives ». Des respirations esthétiques permettant de capter l’intérêt des défenseurs d’une beauté systématique dans la photographie pour mieux les happer dans une histoire plus sombre et plus dure : celle d’une ville dépendante d’une minorité dominante, dont l’extraordinaire influence la rend toute puissante.

The neighbourhood near the leaked butane pipeline after demolition, 2020 © Chris Donovan
Le quartier près du pipeline de butane après sa démolition, 2020 © Chris Donovan
The Irving Oil Refinery seen from uptown Saint John, 2016 © Chris Donovan
La raffinerie Irving Oil vue du centre-ville de Saint John, 2016 © Chris Donovan
Forestry company JD Irving advertises their alleged contributions to environmental causes along New Brunswick highways despite the company’s long record of environmental catastrophe including being charged in 2016 with fifteen counts of illegal dumping of deleterious substances into the Wolastoq (Saint John River), 2021 © Chris Donovan
L’entreprise forestière JD Irving fait de la publicité pour ses prétendues contributions à des causes environnementales le long des autoroutes du Nouveau-Brunswick, malgré son long palmarès de catastrophes environnementales, notamment son inculpation en 2016 pour quinze chefs d’accusation de déversement illégal de substances nocives dans le Wolastoq (fleuve Saint-Jean), 2021 © Chris Donovan
White-tailed deer in front of the Irving Pulp and Paper Mill on the west side of Saint John, 2023 © Chris Donovan
Cerf de Virginie devant l’usine Irving Pulp and Paper à l’ouest de Saint John, 2023 © Chris Donovan

Inspiré par la structure panoptique (un type d’architecture carcérale positionnant un gardien dans une tour centrale afin qu’il puisse observer tous les prisonniers sans que ceux-ci aient moyen de savoir s’ils sont surveillés, NDLR) et le contrôle qui en émane, l’auteur fait des usines des tours de surveillance implacables et effrayantes. « Comme dans ces types de prison, la peur de la punition suffit à maintenir l’obéissance. L’angoisse d’une quelconque rétribution empêche beaucoup de gens de se plaindre de l’industrie et de ses patrons. À Saint John, toute forme de protestation est jugée par la population comme un comportement déviant », précise-t-il.

Une manière tortionnaire de taire toute opposition à l’exploitation de la main-d’œuvre et à l’atteinte à l’environnement. « Mais, rappelle Chris Donavan, ce livre ne dit rien de cela. Il vous montre simplement une ville où ces choses se déroulent. Il vous faut décider si vous voulez lire ces images de cette manière, ou juste parcourir le portrait d’un lieu. »

The Cloud Factory est disponible chez Gostbooks, au prix de 70€.

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