En mai 1945, un mois avant que Thomas Hoepker n’ait 10 ans, deux chars Sherman américains entrent dans la petite ville bavaroise où il vit. Un soldat noir et un soldat blanc, habillés en tenue de combat, font sauter la trappe de leur tank, sortent et distribuent des barres de chocolat et des chewing-gums à la menthe aux enfants du quartier. À ce moment-là, la Seconde Guerre mondiale est enfin terminée et le jeune Hoepker tombe amoureux de cette culture américaine.
Après avoir reçu un appareil photo 9×12 de son grand-père en 1950, Hoepker va se passionner pour la photographie. À la fin de la décennie, il travaille comme photojournaliste – et devient rapidement l’une des figures de proue de l’époque. Il parcourt le monde, produisant nombre de photographies, que l’agence Magnum Photos commence à distribuer en 1964, l’année même où il a rejoint le magazine Stern en tant que photoreporter.
« Je ne suis pas un artiste. Je suis un créateur d’images », déclare Hoepker, notant une délimitation claire dans son travail de photographe. En Occident, l’art a longtemps été dépouillé de son usage, une construction fondamentalement opposée au photojournalisme. Adoptant l’approche de la « photographie engagée » introduite en 1966, qui reconnaît le pouvoir de la photographie comme outil de changement social, Hoepker utilise ses images pour raconter des histoires complexes avec nuance et empathie.
Qu’il s’agisse de couvrir la vie en Allemagne de l’Est derrière le rideau de fer, d’immortaliser Muhammad Ali l’année quand il se voit retirer sa licence de boxe et son titre de champion du monde pour avoir refusé de servir pendant la guerre du Viêt Nam, ou de photographier la ville de New York le 11 septembre 2001, Thomas Hoepker adopte une approche critique et vigilante, se considérant comme un « découvreur de photos ». Aujourd’hui âgé de 85 ans, il revient sur six décennies de travail dans la nouvelle exposition « Thomas Hoepker – Image Maker », au musée Ernst Leitz de Wetzlar, en Allemagne, et le livre The Way It Was : Road Trips USA.
Jim Crow, États-Unis
En 1963, à 27 ans, Thomas Hoepker entreprend un voyage de trois mois à travers les États-Unis pour le magazine Kristall. Avec la monographie de Robert Frank, The Americans, comme fil conducteur, Hoepker et le rédacteur Rolf Winter se lancent dans une histoire qu’ils intitulent Qu’est-ce que l’Amérique ?.
Cet automne-là, ils arrivent à New York, montent dans une Oldsmobile Cutlass et descendent vers le sud, visitant Washington D.C. et Atlanta, avant de se rendre à la Nouvelle-Orléans, Dallas, Butte, Las Vegas, Los Angeles et San Francisco. Ils opèrent ensuite un demi-tour, passant par Reno, Detroit, Chicago et Boston avant d’arriver à New York. Ils parcourent 26 785 kilomètres et réalisent de nombreuses photos.
Hoepker et Winter racontent une histoire de « villes dynamiques et d’arrière-pays ennuyeux », de « gens à la fois fanatiques du progrès et réactionnaires », et de « la Maison Blanche au parti nazi ». Au cours de la dernière année de ségrégation raciale, ils constatent que la division entre la gauche et la droite s’enracine, dans ce que Winter décrit comme une « tradition de haine », tout aussi visible à l’époque qu’aujourd’hui. Bien que les photographies de Thomas Hoepker soient empreintes d’un sentiment de mélancolie, il va toujours avoir foi dans le rêve américain, ce qui va finalement le conduire à y émigrer en 1976.
Dans The Way It Was : Road Trips USA, l’essayiste Freddy Langer écrit : « Hoepker a dit un jour qu’à l’époque, lorsque Winter et lui sont partis, ils étaient d’une naïveté crasse et pleins d’arrogance européenne. Il considérait le pays qu’ils découvraient comme un morne marécage et ses habitants comme de petits bourgeois à l’esprit étroit : “Nous avons trouvé ce que nous cherchions”. »
De nouveau sur la route
En 2020, Thomas Hoepker reprend la route, voyageant avec sa femme Christine Kruchen et une équipe de tournage dans un camping-car. Il parcoure ainsi les États-Unis pendant les premiers jours de la pandémie. Et au cours d’un regain d’intérêt pour le mouvement pour les droits civiques après le meurtre de George Floyd, et l’année des élections présidentielles, le photographe trouve une nation tout aussi polarisée qu’elle l’était 60 ans plus tôt. Bien que les problèmes restent les mêmes, le point de vue de Hoepker a changé. Il n’est plus un jeune photojournaliste à l’aube de sa carrière, mais un photographe respecté qui a été témoin de près d’un demi-siècle de vie américaine.
Les travaux les plus récents, réalisés en couleur, offrent un regard panoramique sur l’Amérique d’aujourd’hui. Ils proposent une continuité entre le présent et le passé. Seule constante à travers le temps et l’espace, Thomas Hoepker capte le monde qui l’entoure avec lyrisme. Un regard sombre et poignant, mais plein d’espoir. « Chaque photo que vous prenez est, dans une certaine mesure, un autoportrait », dit-il. « Je suis convaincu que l’on ne peut faire aucune photo, si l’on ne la porte pas déjà en soi. »
« Thomas Hoepker – Image Maker » est exposé jusqu’au 17 juillet 2022 au musée Ernst Leitz de Wetzlar, en Allemagne.
The Way It Was: Road Trips USA sera publié par Steidl le 26 juillet 2022, 50 €.