Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Tish Murtha, la voix oubliée de la classe ouvrière britannique

Un documentaire, TISH, retrace la vie tumultueuse et le combat intrépide de la photographe britannique Tish Murtha (1956–2013.)

En 1976, interrogée sur la raison pour laquelle elle voulait réaliser des images, Tish Murtha a déclaré à David Hurn, membre de Magnum Photos : « Je veux prendre des photos de policiers frappant des enfants. »

Murtha ne cherchait nullement à dramatiser ni à exploiter le contexte dont elle était témoin, elle ne faisait qu’exprimer un constat – et immédiatement, Hurn a mesuré toute l’authenticité de Murtha. Troisième enfant d’une famille de dix, d’origine irlandaise, Tish Murtha, de son vrai nom Patricia Anne, a grandi dans le West End de Newcastle ; là, elle a vu de ses yeux le désespoir de la classe ouvrière, stigmatisée, exploitée et systématiquement laissée-pour-compte. Alors que les « Swinging Sixties » battaient leur plein à Londres, les villes du Nord telles que Newcastle étaient piégées dans un passé d’oppression et de détresse, que l’on aurait cru sorti de l’imagination de Dickens.

La famille Murtha vivait à Elswick, un quartier surnommé « la pire zone d’Angleterre ». Les enfants collectaient de la ferraille dans les rues avec leur père. Alors que Tish Murtha est âgée de 6 ans, la famille est expulsée de sa maison, et les enfants placés chez des religieuses. Victime de la violence de son père, Murtha avait l’orgueil de ne jamais montrer ses larmes.

À 20 ans, lors de son interview avec David Hurn, elle a vu et vécu plus de choses qu’une personne de 40 – et elle avait des photos pour le prouver. Alors, pourquoi Tish Murtha n’est-elle pas un nom connu de tous ?

TISH donne la réponse à cette question. Ce récent documentaire, réalisé par le cinéaste Paul Sng – avec la voix de l’actrice anglaise Maxine Peake – retrace la vie tumultueuse de Murtha à travers un mélange captivant de photographies, de souvenirs et de lettres de l’artiste elle-même.

Les enfants sautent sur les matelas, Le chômage des jeunes (1981)
© Tish Murtha, Ella Murtha, tous droits réservés.
SuperMac, les enfants Elswick (1978) © Tish Murtha, Ella Murtha, tous droits réservés.
Kenilworth Road Kids, Cruddas Park, groupes de jazz juvéniles (1979) © Tish Murtha, Ella Murtha, tous droits réservés.
Karen sur une chaise renversée, le chômage des jeunes (1981)
© Tish Murtha, Ella Murtha, tous droits réservés.

Une affaire de famille

TISH est une affaire de famille, mais au bon sens du terme. Les premières images montrent sa fille, Ella Murtha, directrice du Fonds Tish Murtha. La ressemblance entre mère et fille est frappante, non seulement dans leurs yeux immenses et leurs pommettes saillantes, mais aussi dans leur mentalité de combattantes.

« Tish et Ella sont très attachées à leur travail et à ceux qui travaillent avec elles. Toutes deux sont très obstinées, et je pense qu’il est important de rester fidèle à ses principes. Pour elles, ce que l’on crée est aussi important que la manière dont on le crée », déclare le réalisateur Paul Sng.

« Leur éthique consiste à créer un travail inclusif, valorisant les personnes avec lesquelles on travaille plutôt que de les considérer comme des ‘sujets’. Ella nous lance des défis, et c’est vraiment bien. Plus l’on s’interroge en tant que créateur, plus on comprend que le fait d’être mis au défi est ce qui fait qu’un bon travail devient un excellent travail. »

Au fil des images, TISH nous plonge dans un monde où le système menace continuellement de tout écraser et détruire. À la différence de nombreux artistes de son époque, Murtha n’a pas eu besoin de « trouver » une histoire à illustrer : la sienne et celle de ses proches était là.

« Tish comprenait à quel point le monde était terrible et elle savait que cela allait empirer »

Paul Sng

Elle réalise ses premières images à l’adolescence, photographiant des scènes d’Elswick aussi complexes qu’intimes. Idéalement placée pour voir ces choses, Murtha comprend que l’appareil photo est un outil et une arme dans la lutte incessante pour les droits fondamentaux. Elle photographie ses amis et sa famille tels qu’ils sont, des enfants victimes d’un système qui ne les considère qu’avec mépris et dédain.

Mais plutôt que de dresser un portrait à sensation de la misère et de la déchéance pour alimenter le discours des libéraux, Murtha utilise la photographie pour ébranler le statu quo, exprimant à la fois ses opinions politiques et sa conception de l’art. Ses séries les plus connues, Elswick Kids et Youth Unemployment capturent crûment la réalité de la vie ouvrière sous Margaret Thatcher, et disent toute l’empathie et la colère de la photographe.

« Tish comprenait à quel point le monde était terrible et elle savait que cela allait empirer », décrit le réalisateur Paul Sng. « Il est très courageux de le dire haut et fort. Elle a dénoncé ce système politique britannique qui a fait croître les inégalités, et qui continue de le faire depuis 40 ou 50 ans. »

© Tish Murtha
© Tish Murtha

Transmettre le flambeau

Tish Murtha est décédée le 13 mars 2013, un jour avant son 57e anniversaire, dans une pauvreté presque invraisemblable. En plein hiver, elle vivait sans chauffage, envoyant désespérément un CV après l’autre pour décrocher des emplois tertiaires, écrivant des lettres de motivation suppliantes, en vain.

« Tish était née pour être photographe », ajoute Paul Sng. « Elle a essayé de faire d’autres choses, mais elle ne pouvait pas s’adapter au rythme de quelqu’un. Il faut respecter quantité de règles quand on travaille en entreprise et les artistes sont faits pour enfreindre les règles. C’était quelqu’un de vraiment motivé. »

Durant toute sa vie remarquable, Murtha s’est dressée contre le système, donnant une visibilité aux travailleurs exploités et mis au rebut. En 1983, son travail a été enfin reconnu, avec une exposition de sa série « London By Night » – un portrait poignant de l’industrie du sexe à Soho – à la Photographers’ Gallery de Londres.

Peu de temps après, Ella Murtha est née, une bénédiction qui transforma la vie de Murtha malgré le fardeau que représentait la monoparentalité. Dans le film, Ella exprime le sentiment profond d’être responsable de son existence, tout en ayant la douleur de porter un fardeau qui n’est pas le sien.

Mais comme Murtha, Ella est une battante qui a repris le flambeau de sa mère, faisant connaître son travail à travers une série de monographies, d’expositions, et grâce désormais au documentaire TISH. Le film se conclut par une exposition du travail de Murtha à la Tate, rappelant à tous les artistes méconnus que les systèmes de pouvoir sont non seulement exclusifs, mais aussi scandaleusement attardés.

Malgré les inégalités structurelles qui persistent et continuent d’affecter les arts, TISH est une affirmation de ce que signifie accomplir le travail pour lui-même. Dans une culture qui valorise la richesse et le statut au détriment de l’intégrité et de la vérité, le flambeau de la lutte se transmet de génération en génération, avec l’espoir que nous ayons tous une personne telle qu’Ella à nos côtés.

Glenn sur un mur, les enfants Elswick (1978) © Tish Murtha, Ella Murtha, tous droits réservés.


TISH (Modern Films) est réalisé par Paul Sng et produit par Jen Corcoran.

Lire plus : Luttes de classe

Vous avez perdu la vue.
Ne ratez rien du meilleur des arts visuels. Abonnez vous pour 9$ par mois ou 108$ 90$ par an.