Ce sont les vers qui concluent le poème The Hospital de Patrick Kavanagh, illustration totale de la notion de « regarder ». Lorsque l’on regarde réellement, la beauté se trouve dans les endroits les plus inattendus. L’extraordinaire apparaît parfois dans l’ordinaire. Tom Wood le sait bien, il « regarde » naturellement. La dernière ligne du poème a d’ailleurs donné naissance au titre de son dernier livre : Snatch out of Time.
« Chaque photographie est un moment »
Un regard bleu océan qui défie l’objectif, un autre qui le fuit pour allumer une cigarette, un baiser langoureux sur le quai d’une gare… Avec son Leica équipé de pellicules couleurs et noir et blanc, Tom Wood, se glisse dans le quotidien des Britanniques. Fin observateur, le photographe pose un œil bienveillant sur les gens. Portrait de l’Angleterre des années 80-90, l’œuvre photographique de Tom Wood est regroupée dans son dernier ouvrage Snatch out of time.
« Snatch out of Time parle de photographie. Il parle aussi des gens », déclare Tom Wood. On y suit des amis, des membres de la famille du photographe, et des étrangers dans leur vie quotidienne. « Je raconte des histoires sur chaque photo. Il y a tellement de photos personnelles là-dedans », admet-il. Toutefois la beauté des images prime sur l’aspect sentimental. Sélectionnées, éditées et séquencées par son ami Padraig Timoney, les photographies passent d’un format et d’un style à l’autre.
Il y a une forme de rythme. On parcourt le livre comme un voyage. On réfléchit, on revient en arrière. Parfois, on s’arrête entre deux photos, le temps d’une pause. C’est là, dans ce moment arraché au temps, que la signification de « snatch out of time » (hors du temps) prend forme dans notre esprit.
Évoquer plutôt que compiler
Tom Wood décrit sa façon de travailler comme un processus très complexe et difficile à expliquer. Depuis qu’il est étudiant, il note ses lectures et ses pensées dans un carnet. Un jour, il tombe sur une citation de James Joyce : immédiatement, ces paroles résonnent en lui.
Comme une explication du fonctionnement de l’esprit humain face à sa passion, Joyce a su mettre des mots sur la pratique du photographe, qui explique : « Chaque photographie est un moment. Les témoignages de ce que j’ai fait s’accumulent. En rassemblant ces petites particularités, qui commencent à se définir alors qu’elles n’apparaissent que pour se multiplier, les traits deviennent réitératifs. Le but est d’évoquer plutôt que compiler. C’est ce dont il s’agit dans ce livre. »
Véritable passionné, Tom Wood compare d’ailleurs sa pratique à celle d’un sportif ou d’un musicien. « Pour monter sur scène et jouer, un musicien doit entrer dans une sorte de transe. Parfois, j’entre moi-même dans une sorte de transe quand je photographie. Je me sens bien, je plane, je suis stimulé. »
Vivre pour photographier, et non photographier pour vivre. Ce serait la devise de Tom Wood qui n’a jamais cherché à être exposé, ni à vendre ses clichés. « Ma femme travaillait comme sage-femme et je m’occupais des enfants. Je donnais des cours deux jours par semaine, et la majorité de mon salaire a été dépensé dans des pellicules », explique-t-il.
Wood aime les gens, donc il les photographie. C’est aussi simple que cela. Comme un album de famille, les visages défilent. Ce qui compte à ses yeux n’est pas le résultat, mais plutôt le processus : « Même quand je rate une photo, j’apprends toujours quelque chose. »
L’obsession du détail
« Je vis ma vie, et la photographie en est une partie intégrante », avoue Tom Wood. Il s’applique à représenter le tout. Un monde complet, signifiant et poétique. Pourtant, plus jeune, Wood ne prenait pas de photos. Il les collectionnait. Des albums de famille aux cartes postales récupérées, il mélange volontiers les images d’inconnus avec des portraits de ses proches.
Des soldats, des mariages, des églises, des paysages obscurs, des mères, des filles ou des sœurs… c’est un monde qui se dévoile derrière ces souvenirs laissés à l’abandon. Pour une raison quelconque, certaines images lui semblent plus intéressantes. Plus vivantes peut-être. Il les assemble et expérimente. « Ces gens sont tous morts désormais, mais ils sont toujours là et vivent dans l’image », affirme-t-il.
Disant pratiquer la photographie de manière obsessionnelle et quotidienne, Tom Wood a toujours son appareil à la main. Lors d’une fête ou d’un mariage, il participe à l’événement, mais prend constamment des photos : « Je dînais chez des amis hier soir. Le père était seul avec ses deux enfants, la maison était en désordre…alors qu’est-ce que j’ai fait ? Je l’ai photographié. Ce moment unique, je le vis et je le capture.»
Cette obsession est aussi celle du détail. « Qu ‘est-ce qui est vraiment spécial sur cette image ? », lance Tom Wood, en désignant le portrait d’une mère allaitant son enfant. À première vue, rien ne se dégage. C’est seulement en scrutant scrupuleusement la photo qu’on distingue les minuscules doigts du bébé, juste sur le mamelon. « Voyez comme c’est précis ! ».
Instants intemporels
Snatch out of time rend justice à la ville de Liverpool, où Tom Wood a vécu pendant 25 ans. Tous les jours dans la rue avec son appareil photo, les enfants le surnomment « Photie Man ». Pour photographier, il essaie d’être visible. « Je me suis rendu au même endroit chaque semaine, pendant dix ans. Finalement, je suis devenu une partie du paysage. Je suis juste un autre personnage à côté des vendeurs de hot dogs. »
Comme un voyage photographique, Snatch out of time met en parallèle des images d’époques différentes. Du noir et blanc à la couleur, on peut y voir l’évolution de l’architecture, des styles vestimentaires. Les premières photos datent de 1974. Nous redécouvrons les couleurs, les robes, les costumes, les formes et les coutumes de l’époque. À mesure que le temps passe, de nouveaux détails et de nouvelles significations apparaissent.
Dans ce passage du temps, on remarque pourtant des motifs familiers. Car nous avons finalement tous les mêmes expressions, la même façon de se regarder, de se parler. Dans toutes ses photographies, Tom Wood capture un aperçu de toute l’humanité. Une humanité hors du temps. « Peut-être que celle-là ne sera pas trop différente dans le futur…», murmure-t-il en désignant l’une de ses images.
* Car il faut enregistrer le mystère de l’amour sans boniment, / Arracher hors du temps l’éphémère passionné.
SNATCH OUT OF TIME, Photographies de Tom Wood, Galerie Sit Down, Paris, exposition du 18 novembre 2022 au 14 janvier 2023 dans le cadre du parcours Photo Days.
Livre : Tom Wood, Snatch out of time, Editions SUPER LABO, Publié en octobre 2022, Couverture rigide, 168 Pages. 75,00€.