Gordon Parks compte, incontestablement, parmi les grands de la photographie. L’appareil est pour lui une « arme » contre le racisme, l’intolérance et la pauvreté. Mais ce ne sont pas que des mots, pour Parks : ils expriment le sens de tout son travail.
La vocation de Gordon se découvre à lui lorsqu’il voit, dans un magazine oublié sur la banquette d’un train où il travaillait comme serveur, des photographies d’ouvriers immigrés prises par la Farm Securities Administration (FSA). C’est le déclic. Parks s’achète un appareil chez un prêteur sur gages, et apprend à s’en servir. Un long chemin commence, qu’il poursuivra durant des dizaines d’années.
Deux monographies viennent de paraître chez Steidl : Pittsburgh Grease Plant, 1944/1946 (co-édité par The Gordon Parks Foundation & Carnegie Museum of Art), et Stokely Carmichael and Black Power (co-édité par The Gordon Parks Foundation & Museum of Fine Arts, Houston). À cela s’ajoute une édition augmentée de Segregation Story (co-édité par The Gordon Parks Foundation). Cette version mise à jour contient de nouveaux textes et essais, ainsi que de nombreuses photographies inédites de la série.
Gordon Parks, portraits d’ouvriers
Ces ouvrages, montrant la puissance de la photographie de Gordon Parks, offrent un panorama de sa carrière sur trois décennies. Mais ils illustrent, également, la longue histoire de la ségrégation raciale et économique en Amérique, les enjeux de la lutte du Mouvement des droits civiques, et ses initiatives en matière de changement.
En 1944, Roy Stryker, pour qui Parks a travaillé à la FSA, dirige le département des relations publiques de la Stand Oil Company (SONJ), basée dans le New Jersey. Stryker charge Gordon Parks de photographier l’usine de lubrifiants de Penola, à Pittsburg, mission à laquelle il consacrera deux années.
Ces photographies seront utilisées à des fins de marketing, et mises à la disposition des journaux et des magazines. Mais au-delà de ce reportage industriel, elles offrent une vision du travail dans le contexte social et économique de la Seconde Guerre mondiale.
Pittsburgh Grease Plant met clairement en évidence les prouesses techniques de Gordon Parks. Remarquables, surtout, sont les portraits des ouvriers, qu’il nomme « portraits journalistiques ». Dramatisées par l’éclairage (avec, parfois, plusieurs flashs externes) qui nimbe les travailleurs de l’usine d’une aura héroïque, et composées méticuleusement, ces images n’en montrent pas moins la ségrégation sociale et raciale dans l’attribution des emplois.
Car ce n’est pas à la seule technique que les photographies de Gordon Parks doivent leur puissance. C’est, tout autant, à sa capacité singulière d’empathie avec ses sujets.
Ainsi que l’écrit Philip Brookman, dans sa contribution à Pittsburg Grease Plant: « Gordon Parks a connu la camaraderie née du dur labeur en commun, dans le Civilian Conservation Corps (Corps civil de protection de l’environnement) durant la Dépression, et occupé des emplois ségrégués sur le chemin de fer du Pacifique Nord, avec peu de possibilités d’évolution. Il se lie avec des ouvriers noirs, partageant leurs conditions de vie à l’usine de lubrifiants. Bien qu’on l’empêche de photographier les soldats noirs durant les combats, ses images font connaître les ambitions des Afro-Américains et l’importance de leur travail durant la guerre. En mettant en valeur, de manière créative, le rôle des Noirs dans la production du lubrifiant utilisé par les troupes d’Eisenhower, Parks transmet un message puissant, quoique subversif, et qui assure le succès du projet photographique de SONJ. »
Gordon Parks : « À quelques kilomètres de là, des membres du Ku-Klux-Klan incendient, tirent sur des Noirs et mettent des bombes dans leurs églises »
Dix ans plus tard, durant l’été 1956, Gordon Parks est missionné par le magazine LIFE en Alabama afin d’y enregistrer les réalités de la vie des Afro-Américains sous Jim Crow.
Le reportage pour Life est entrepris deux ans après la décision de 1954 de la Cour suprême dans l’affaire Brown v. The Board of Education, qui déclare la pratique de la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques, et contribuera à la révocation de la doctrine du “separate-but-equal », l’égalité ne régnant ni dans les écoles, ni dans les autres institutions.
Ce reportage est réalisé un an après le boycott des bus de Montgomery par les Afro-Américains, en réaction à l’arrestation et la pénalisation de Rosa Parks pour avoir refusé de céder son siège à un Blanc, et de se déplacer à l’arrière d’un véhicule public.
Ce boycott conduit finalement à une décision de la Cour suprême dans l’affaire Browder v. Gayle en décembre 1956, confirmant un arrêté de la cour inférieure selon laquelle la ségrégation raciale dans les bus est anticonstitutionnelle.
C’est cette réalité de la vie des Afro-Américains sous Jim Crow que va photographier Gordon Parks en Alabama. Les fontaines d’eau potable sont peintes de lettres indiquant clairement si elles sont destinées aux Blancs ou aux Noirs. Une famille noire achète des glaces au guichet d’une boutique réservé aux gens de couleur. Une enseigne lumineuse indique l’entrée pour les Noirs, au-dessus d’une salle de cinéma.
Ou encore, un groupe de jeunes enfants regarde, à travers une clôture, la grande roue et autres divertissements d’un parc d’attractions qui leur est, de toute évidence, interdit.
Gordon Parks a vécu cette réalité, au Kansas où il a grandi, puis plus tard à Chicago. Il se sent proche de ce qu’il a sous les yeux en Alabama, la pauvreté et la ségrégation. Et il a beau être missionné par un magazine célèbre, sa sécurité n’est pas garantie. Faire un reportage, en tant que Noir, sur le Sud de Jim Crow exige maintes précautions.
Comme Maurice Berger le raconte dans son essai, le magazine Life, inquiet de la sécurité de Parks, lui assigne un guide de la région, Sam Yette, durant une partie de son reportage. Mais cela n’empêche pas les menaces et le harcèlement :
« Parks et Yette étaient régulièrement suivis et harcelés. Par la suite, un homme blanc de la ville, mêlant à ses propos des insultes racistes, ferait observer que Parks risquait alors d’être ‘recouvert de goudron et de plumes’, en punition des problèmes qu’il était supposé causer. A propos de la terreur qu’il a ressentie à Shady Grove, Gordon Parks écrit, dans son journal : ‘Mes pensées tourbillonnent autour des tragédies qui m’ont conduit ici. À quelques kilomètres de là, des membres du Ku-Klux-Klan incendient, tirent sur des Noirs et mettent des bombes dans leurs églises. Southland est en feu, et allongé ici dans le noir, traqué, je sens la mort ramper dans la poussière des routes. Le silence est grêlé par la peur.’ Son reportage bouclé, le photographe s’enfuit de la ville avec Yette par une route secondaire : ‘Après avoir atteint Birmingham à l’aube, j’ai pris le premier avion pour New York. Ce n’est qu’après le rugissement du décollage que j’ai pu respirer librement.’ »
Black Power
Dix ans plus tard, en 1967, Life publie un portrait du jeune leader des droits civiques Stokely Carmichael. A l’occasion d’une commande de Life, Parks suit Carmichael de l’automne 1966 au printemps 1967. Ce travail est publié, à présent, dans le livre Stokely Carmichael and Black Power.
Carmichael occupe une place centrale dans le Mouvement des droits civiques. Il rejoint les Freedom Riders en 1961, et après avoir obtenu son diplôme de l’Université de Howard en 1964, il collabore à la campagne Freedom Summer menée dans l’Etat du Mississipi, et devient membre du Mississippi Freedom Democratic Party.
Après avoir participé à la marche de protestation de Selma à Montgomery, en 1965, il s’installe en Alabama où il fonde la Lowndes County Freedom Organization, et travaille à l’inscription des électeurs noirs – le Voting Rights Act de 1965 ayant interdit les discriminations raciales dans l’exercice du droit de vote. Il devient également administrateur du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), succédant à John Lewis.
Mais en juin 1966, Carmichael attire l’attention nationale et suscite une réaction des médias lorsqu’il lance l’appel au Black Power à Greenwood (Mississippi). Ce terme de Black Power électrise ceux qui attendent depuis longtemps qu’on le prononce, tout en terrifiant ceux qui ne le comprennent pas.
Dans un texte de 1968, « In Defense of Stokely Carmichael », James Baldwin exprime ainsi l’indignation régnante :
« […] Donc je m’attendais à être confronté (j’insiste) à la surprise américaine, lorsque Stokely a inventé – comme les Américains se sont payé le luxe de le supposer – l’expression Black Power. Il ne l’a pas inventée. Il l’a simplement exhumée du lieu où elle a toujours été, depuis que les premiers esclaves sont montés à bord d’un bateau négrier. Je n’ai jamais rencontré un Noir, dans toute ma vie, qui n’ait eu constamment à l’esprit le Black Power. Ceux qui, parmi les représentants du pouvoir blanc, résistent à peu près au lavage de cerveau, ou ne sont pas complètement éviscérés, peuvent comprendre la chose suivante : la seule manière, pour un Noir américain, de ne pas se demander sans cesse comment contrôler sa destinée et protéger sa maison, sa femme et ses enfants, c’est de se dire qu’il est un sous-homme, ce que cette république, hélas, a toujours considéré qu’il était. Et quand un Noir, dont la destinée et l’identité ont toujours été entre les mains des autres, décide et affirme qu’il contrôlera sa destinée et rejettera l’identité qu’on lui a imposée, c’est de révolution qu’il parle. »
Pluridimensionnelle, la série de portraits de Carmichael réalisée par Gordon Parks offre une vision profonde du personnage, en public comme en privé. Tantôt ces images montrent l’orateur enflammé prononçant des discours, coordonnant des réunions ou inscrivant des électeurs, tantôt un homme plus réservé, ou bien au sein de sa famille. Nous sommes loin des images qui font la une des journaux.
Gordon Parks se rapproche, également, du mouvement créé à l’initiative de Carmichael. Et sans doute ses antécédents et son éducation jouent-elles un rôle dans son intérêt pour le Black Power (comme l’analyse Lisa Volpe dans son texte pour l’ouvrage, en même temps qu’elle rappelle le plaidoyer de Parks en faveur de ce mouvement et de son message d’amour, d’autodétermination et de fraternité.)
Les trois ouvrages présentés ici constituent des évocations poignantes de la complexité du passé de l’Amérique. Mais ils désignent aussi le contexte historique dans lequel s’enracinent les problèmes actuels du pays, ainsi que le mouvement Black Lives Matter.
Le combat de ce mouvement contre la restriction de l’accès au vote, l’interdiction d’enseigner la théorie critique de la race, et les violences policières incessantes envers les personnes de couleur s’inscrit dans une tradition de protestation. Ainsi, le Mouvement des droits civiques avait-il lutté contre la ségrégation et le racisme, et le Black Power, né à l’appel de Stokely, s’était-il confronté à l’histoire en revendiquant la libération de l’oppression.
Gordon Parks considérait à juste titre l’appareil qui capture l’image comme une arme puissante. Photographies et vidéos ont un impact sur le monde, soit qu’elles en donnent une vision approfondie, soit qu’elles témoignent d’un événement pris sur le vif.
Darnella Frazier en est un exemple éloquent. En 2020, sa vidéo du meurtre brutal de George Floyd a bouleversé le cours des choses. Son téléphone a été une arme au même titre que l’appareil de Parks pour réveiller la lutte en faveur des droits civiques, et inciter à des actions d’une ampleur jamais vue depuis des décennies.
Les trois ouvrages sont disponibles sur le site Web de Steidl, ainsi que les autres livres publiés par l’éditeur sur l’œuvre de Gordon Parks.
Le Museum of Fine Arts de Houston accueille également une exposition intitulée « Gordon Parks : Stokely Carmichael and Black Power » du 16 octobre 2022 au 16 janvier 2023.