Selon de nombreuses observations, la guerre russo-ukrainienne d’aujourd’hui est l’une des plus documentées de l’histoire. Les médias en ligne sont saturés d’images de violence, créant une atmosphère de familiarité avec une guerre qu’on ne comprend que si on l’a vécue. Dans ce contexte complexe, se pose la question de ce qu’il convient de montrer. L’exposition « Generations of Resilience »adopte une approche délibérément restreinte, évitant d’étaler les horreurs de la guerre. Son objectif principal est plutôt de mettre en lumière les liens entre les générations d’artistes et l’évolution de leurs pratiques artistiques, toutes influencées par les conflits. L’histoire et l’art entrent en symbiose, faisant de la photographie ukrainienne le reflet fidèle du pays sur le plan social et politique.
Avec 22 photographes ukrainiens exposés, le Hangar fait la part belle à l’École de photographie de Kharkiv, revenant ainsi sur l’histoire de l’Ukraine sous le régime soviétique, tout en mettant en lumière une nouvelle génération de photographes. Dans ce contexte particulier, l’exposition apparaît comme un témoignage visuel, non seulement de la réalité de la guerre, mais aussi de la résilience et de l’évolution artistique d’une nation façonnée par son passé.
La photographie comme arme de résistance
On entre dans l’exposition avec des clichés qui n’auraient pas pu être exposés dans l’Europe de l’Est des années 1970. Pourtant, rien de choquant : des marchés, des gares, quelques nus. Seulement, en Union Soviétique durant la période stalinienne, représenter visuellement l’alcool, le tabagisme, la maladie et la nudité est passible de censure. Les photographes doivent alors se soumettre à la doctrine du réalisme socialiste en représentant une URSS forte, heureuse et fière. Dans cette Ukraine du contrôle total, la ville de Kharkiv voit émerger l’École de photographie de Kharkiv, un mouvement artistique résistant à l’idéologie existante. À l’origine du mouvement : un groupe du nom de « Vremia » (« Temps » en ukrainien), composé de huit photographes.
Parmi eux, Boris Mikhailov, Yevgeniy Pavlov et Oleksandr Suprun, exposés au Hangar, se sont saisis de la photographie comme moyen de montrer ce qui se cachait derrière l’idéologie « officielle ». Seul l’art fait autorité. Au risque d’être arrêtés par le KGB, Yevgeniy Pavlov et Boris Mikhailov brisent l’interdit de la nudité. Le premier, en 1972, avec Violin, une série emblématique de dix images représentant des jeunes hommes hippies nu. Le second, plus tard, en 1986, avec la série Salt Lake, dans laquelle il photographie clandestinement les moments de loisirs de la société soviétique, autour d’un lac assailli par la pollution industrielle. Insouciants, hommes, femmes et enfants souriants qui se baignent dans cette eau polluée et cernée d’usines. Bien loin de l’idéal esthétique prôné par la propagande, les corps bedonnants et imparfaits apparaissent dans toute leur crudité.
En Union soviétique, l’impression en couleur est chère. Une technique courante consiste alors à colorer les photographies à la main afin d’embellir l’image de la vie quotidienne. Une forme de propagande visuelle, en somme. Avec une certaine ironie, l’école de Kharkiv réutilise les méthodes du régime pour mieux le déconstruire. La première moitié de l’exposition présente ainsi des photos trouvées, des collages et des noirs et blancs recolorés. Il y a évidemment la célèbre série « Luriki » de Boris Mikhailov, critique grinçante de ce monde soviétique coloré et factice. Il y a aussi les photocollages d’Oleksandr Suprun, où il superpose personnes âgées et enfants, deux de ses sujets de prédilection, sur des compositions florales. Allant à l’encontre de la propagande soviétique glorifiant les événements mondains, il rend compte de la vie quotidienne, triviale et quelconque.
De l’indépendance à la guerre
Pour appréhender la photographie contemporaine ukrainienne, il faut la replacer dans son contexte : la guerre. Les artistes se sont tous adaptés à cette nouvelle réalité. Certains ont dû modifier leurs habitudes, intégrant des éléments de performance et de vidéo dans leurs travaux, d’autres documentent leur expérience de manière plus personnelle. Quand il évoque l’impact de la guerre sur sa pratique de la photographie, Alexander Chekmenev assure que « le plus important est de ne pas perdre son propre style, surtout en période de conflit. » Un style profondément humaniste qu’il revendique très jeune : « Quand j’avais 9 ans j’avais déjà un appareil photo, et à l’âge de 11 ans je savais qui je voulais devenir. » Aujourd’hui il a fait de son appareil photo un moyen de se battre, car, comme il le déclare, « il tire mieux que n’importe quelle autre arme ».
Guerre ou non, Alexander Chekmenev a toujours mis l’humain au centre de sa photographie. Depuis 27 ans, son travail s’articule autour de deux thèmes centraux : l’empathie et la mémoire. Déjà, au milieu des années 1990, Chekmenev rejoint les travailleurs sociaux chargés de réaliser les photos de passeports des résidents ukrainiens. Il se rend chez les personnes âgées, les infirmes et les plus fragiles, qui ne peuvent se déplacer dans des studios. Le photographe capture les visages de chaque personne, mais également tout ce qui se trouve hors cadre, derrière le fond blanc tenu par des membres de la famille. La pauvreté des intérieurs apparaît, sans retouche ni censure. Ces portraits donnent lieu à sa série « Passport », qui, transcendant le simple portrait, devient une exploration socioculturelle profonde d’une Ukraine nouvellement indépendante.
Présent à Bruxelles pour l’ouverture de l’exposition, Alexander Chekmenev a quitté Kiev sous le bruit des bombes. Comme beaucoup, le photographe ukrainien a fait le choix de rester à Kiev malgré les attaques et les tensions du premier mois de l’invasion russe. C’est précisément ce qu’il documente visuellement dans sa série « Citizens of Kyiv ». Avec plus de cent portraits, Chekmenev raconte les histoires individuelles de ceux qui ont résisté. Frontale, chaque image est imprégnée de l’émotion et de la résilience de ses sujets. Chekmenev le rappelle : « personne n’est préparé pour une guerre, ces personnes présentes sur les photos auraient pu être nous ».
L’art sous les bombes
Derrière la photographie ukrainienne, c’est l’histoire des ukrainiens qui s’écrit. Un avenir terriblement incertain pour la jeune génération, âgée de 18 à 20 ans, qui a passé la moitié de sa vie en temps de guerre. Des jeunes « altérés irréversiblement », comme le suggère le titre de la série de Daria Svertilova, dont une des photographies a d’ailleurs été sélectionnée pour être l’affiche du festival. Originaire d’Odessa, Daria n’a que 27 ans. Pendant la première année de véritable guerre, alors qu’elle est étudiante à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, elle décide de photographier la jeunesse ukrainienne. Elle s’intéresse notamment aux chambres étudiantes dans les dortoirs. Que ce soit avec des posters, des objets chinés ou des plantes, chacun apporte sa touche personnelle pour redonner un peu de vie à ces pièces froides et uniformes. Sur une petite affiche épinglée entre deux polaroids, on peut lire le mot « Peace », fragile symbole d’espoir collé sur un mur d’étudiant.
Alors que Kateryna Radchenko, curatrice de l’exposition, souligne l’importance de continuer à mettre en avant l’art ukrainien en temps de guerre, la protection du patrimoine culturel reste une préoccupation majeure. Elena Subach le rappelle dans sa série « Hidden», qui documente les mesures prises pour protéger les sculptures, œuvres d’art et artefacts à Lviv, l’un des principaux pôles artistiques de l’Ukraine. Photographiant les œuvres comme des objets de scène de crime, elle nous remémore leur aspect fragile, précieux et éphémère.
Sergiy Lebedynsky, cofondateur du Musée de l’école de photographie de Kharkiv (MOKSOP), peut d’ailleurs en témoigner. Partenaire de l’exposition, le MOSKOP a pu prêter la majorité des photographies présentées au Hangar, et cela grâce à aux équipes du musée, qui dès l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont organisé l’évacuation de leur collection et leurs archives vers l’Allemagne et l’Autriche. Sans l’exil de ces œuvres, l’exposition au Hangar n’aurait sans doute pas pu avoir lieu.
« Generations of Resilience – 22 Ukrainian photographers », une exposition collective au Hangar, Bruxelles, jusqu’au 23 mars 2024.