« Lorsque j’ai emménagé pour la première fois dans la section Longwood du Bronx, le quartier était dynamique et plein de gens. Pendant les mois d’été, tout le monde se promenait dans la rue. Les gens jouaient aux dominos, les enfants jouaient dans les bouches d’incendie, les filles sautaient à la corde ou jouaient aux osselets, les garçons jouaient aux skelzies. La musique était omniprésente, que ce soit à la radio ou dans les cercles de tambours des Portoricains, avec des chants en guise d’appel et de réponse. Pour un jeune garçon comme moi, j’avais ce sentiment d’émerveillement et d’aventure lorsque je descendais les escaliers en courant et que je sortais dans la rue. »
C’est ainsi que le photographe Ricky Flores décrit son enfance dans le South Bronx dans les années 1960, qui le verra aussi grandir dans les années 1970 et 1980. A l’époque, dans ce quartier, les temps sont durs et la violence fréquente. La présence de gangs, la drogue et l’épidémie de crack, la destruction du quartier à des fins lucratives par des promoteurs immobiliers, ainsi que le sida, font des ravages.
Les visites du président Carter en 1977, puis du président Reagan en 1980, entourés de rues dévastées et de bâtiments incendiés, mettent tout cela en lumière. Ces images resteront gravées dans l’esprit des Américains, à tel point que de nombreuses personnes étrangères à la ville de New York imaginent encore aujourd‘hui le Bronx à travers ces événements.
Les années 1980 représentent également l’essor du rap, du hip-hop et du breakdance. La musique et la danse sont très présentes dans ce quartier, et avec cette émergente culture de la rue, c’est une toute nouvelle scène artistique qui voit le jour. « Plus j’y pense, plus je ne peux me souvenir d’un seul moment où la musique n’était pas présente dans notre vie. Nous consommions de tout: du rock and roll, de la pop, du rhythm and blues, du disco, de la soul, du jazz et de la salsa, et au milieu, il y avait la danse, toujours la danse. Que ce soit lors de fêtes à la maison, de fêtes de quartier ou à la plage, il y avait toujours des danseurs et des cercles de danseurs. Il y avait toujours des danseurs et des cercles de gens qui regardaient », se souvient avec émotion Ricky Flores. « À l’époque, la musique qui avait le plus de succès dans notre quartier était celle qui s’adressait aux danseurs. Le disco était au premier plan. Pour les Portoricains, la salsa est adjacente au disco. Ensuite, les breakeurs ont commencé à gagner du terrain, et nous avons commencé à entendre des breaks prolongés joués par les DJ lors des fêtes de quartier, et la danse s’est ainsi déplacée vers le sol. »
C’est dans ce bouillonnant monde que Ricky Flores arrive avec son appareil photo. Par le passé, il s’est déjà intéressé à la photographie et à sa capacité à transporter le spectateur autre part. Son père était marin marchand et possédait une vieille photo d’un Bédouin à côté d’un chameau. L’image deviendra l’un des premiers souvenirs de Flores associés à son père. Lorsque son père meurt en 1966, Ricky n’a alors que 5 ans. « À mon 18e anniversaire, j’ai reçu un petit héritage de mon père et je me suis rendu chez B&H pour acheter mon premier appareil photo 35 mm, un Pentax K1000, accompagné d’un objectif 50 mm 2.8, d’un flash bon marché et d’un sac de transport en cuir », se souvient Ricky Flores. « À partir de là, j’ai passé beaucoup de temps dans les bibliothèques et les librairies à consommer tout ce que je pouvais trouver sur le fonctionnement d’un appareil photo et sur la façon de faire des tirages dans une chambre noire. »
Ricky Flores commence ensuite à photographier ce qui l’entoure. Comme ils sont proches, ses amis et sa famille deviennent ses premiers sujets. Au début, ils réagissent avec un certain agacement, qui devient de la complicité, et puis ils oublient ce photographe qui les suit partout dans le quartier.
« Au fur et à mesure que je me développais en tant que photographe, le soutien de mon quartier s’est manifesté de diverses manières. C’était dans le sud du Bronx pendant les années d’incendie, de la fin des années 1960 aux années 1980. Nous savions que ce qui arrivait à notre quartier n’était pas typique et, en grandissant ensemble, nous avons commencé à nous interroger sur l’avenir de notre communauté », se souvient Flores à propos de ses progrès en tant que photographe. « Mon appareil photo m’a permis de poser des questions, qui sont également nées de conversations approfondies avec mes amis. Nous sommes devenus politiquement conscients de ce qui se passait, et j’ai été activement encouragé dans ma quête de réponses. »
Ricky Flores se lance ainsi dans une carrière de photographe indépendant pour couvrir les sujets sociaux qui bouleversent son quartier, les questions d’ethnie et de race, ou la brutalité policière dans le Bronx, avant d’être embauché comme photographe à plein temps par The Journal News, une publication qui couvre la région de la Basse Vallée de l’Hudson River. « C’est à ce moment-là que mon travail a commencé à passer de la prise de vue du quartier à une documentation plus engagée et à l’établissement de liens avec d’autres problèmes sociaux qui avaient empoisonné nos vies: l’inégalité sociale, le racisme institutionnel, la brutalité policière, l’homophobie et le sida. C’est là que mon expérience de la vie m’a permis d’éclairer et d’établir ces liens avec ce qui nous arrivait dans le South Bronx. »
Le travail de Flores de cette époque est aujourd’hui rassemblé dans le livre South Bronx Family Album (Album de famille du sud du Bronx). Il s’agit d’un véritable tome narrant l’histoire du quartier. Avec ses 420 pages, son format de 11 x 14 pouces, son poids de 4 kilos sans la boîte personnalisée qui l’accompagne, et ses plus de 400 photographies, c’est un objet de collection en soi. Son tirage limité à 500 exemplaires numérotés et signés à la main le rend encore plus précieux.
Ici, les photographies jettent un regard très personnel et intime sur un quartier souvent dénigré à une époque clé de l’histoire américaine. En raison de la taille de l’ouvrage, les photographies sont grandes et faciles à observer, principalement en noir et blanc, mais aussi en couleur. L’impression est magnifique, permettant aux photographies de resplendir.
A y regarder de plus près, il y a de nombreuses choses à découvrir. Au-delà de l’aspect historique, on peut retenir l’évolution de la mode, les mouvements de danse, et le style vestimentaire des personnes qui ont élu domicile dans le quartier du Bronx. Les photos des mouvements de danse de Flores rappellent curieusement les images des Jeux olympiques qui se sont déroulés à Paris l’été dernier. La mode des années 1980 pourrait aussi bien revenir en force. C’est un style à part entière, un fruit mûr pour un designer ou un influenceur.
Les bases de ce livre ont été jetées après le 11 septembre 2001, lorsque Ricky Flores a commencé à publier sporadiquement certaines de ses photographies sur Flickr, un des premiers médias sociaux destinés aux photographes. Au fur et à mesure de ses publications, il a commencé à les classer par sujet. En ligne, les réactions à ses photographies l’ont surpris. De plus en plus de personnes ont commencé à graviter autour de sa page, et il a été stupéfait de voir combien de personnes du monde entier avaient été touchées par l’histoire du Bronx et fascinées par cette période.
« Les grandes lignes du livre étaient basées sur la ségrégation initiale des images que j’avais publiées sur Flickr, mais le séquençage, l’édition et les choix de conception ont été faits par Debra Scherer et correspondaient à mon intention sur la façon dont l’œuvre devait être vue », explique Flores. « Le produit final est le fruit de la seule volonté de Debra de le réaliser, avec le profond respect et le soin qu’elle a apportés à l’œuvre. Je pense qu’une multitude d’éditeurs auraient pu réaliser ce livre, mais il y en a très peu à qui je confierais mon travail, et encore moins qui produiraient une monographie 11×14, 420 pages en édition limitée avec plus de 400 photos. »
Qu’espère Ricky Flores avec ces photographies du South Bronx à une époque de changements sociaux, culturels et raciaux ? « Que l’on retient l’histoire », répond-il. « L’histoire n’est pas une chose morte, mais une chose vivante qui nous relie et informe notre avenir. Je pense que nous avons tendance à compartimenter l’histoire à notre détriment. Cela nous expose à la répétition, à la désinformation et aux distorsions. Pour les Portoricains, les Noirs et les Latinos, c’est bien plus insidieux, c’est un déni de nos contributions au monde ou une relégation en périphérie de l’histoire, ici aux États-Unis et dans le monde entier, et c’est laisser à une classe dominante le soin de la raconter à son profit et à nos dépens. »
South Bronx Family Album est publié par Culture Crush, Inc. et est limité à 500 exemplaires signés et numérotés. Le livre est disponible au prix de 375 $.