C’est un peu un paradoxe. L’édition 2023 des Promenades photographiques est tout à la fois la 19e itération de l’événement… et la première. Serait-on face au chat de Schrödinger des festivals photos ? Que nenni. On pourrait reprendre les mots d’un savant italien de renom pour résoudre cette énigme : « E pur si muove ! » (« Et pourtant elle bouge ! »). La formule de Galilée a été choisie pour titre pour cette édition, la première à troquer les rives du Loir pour celles de la Loire, Vendôme pour Blois.
Si le festival a déménagé et posé ses valises dans une nouvelle ville, l’esprit, lui, reste inchangé : offrir de nouvelles perspectives sur le monde et la photographie au plus grand nombre. Cette année, 15 expositions disséminées dans la ville royale et sa région permettent d’explorer jusqu’au 30 août le mouvement, que ce soit celui qui mène à expérimenter avec le médium, celui qui pousse à transgresser les idées préconçues, ou encore le mouvement inhérent à la vie.
Certaines expositions s’intéressent aux soubresauts de l’actualité, à ces événements qui, un jour, figureront dans les livres d’histoire. Rendez-vous est pris au pied de l’imposant château, à l’Office du tourisme, ou plutôt dans son sous-sol. Là, c’est une première, Marc Simon présente quelques-uns des reportages qu’il a réalisés en plus de vingt ans de carrière.
« Il me paraissait indispensable que son témoignage du monde soit montré », raconte Odile Andrieu Verguin, la directrice artistique du festival. Pour VSD, le reporter a sillonné la planète, photographié les guerres et les politiques, le banal et l’extraordinaire. Mitterrand dans l’or de son bureau élyséen, les Libanais dans la poussière sanglante de la guerre civile, les jeux des enfants dans la tension du conflit israélo-palestinien…
Autant de clichés qui dormaient dans les archives du photographe mais qu’il se refusait à montrer car il avait coiffé la casquette de directeur de la photographie de l’hebdomadaire et qu’il préférait laisser toute la place aux autres, aux jeunes, à ceux qui sont arrivés après l’âge d’or de la presse.
Parmi ces jeunes, Édouard Elias dont les images sont exposées aux côtés de celles de celui qu’il décrit, mi-sérieux mi-rieur, comme son « papa photo ». Une première série, en couleur, montre les travaux de ses débuts, sur le front syrien. Longtemps, il a suivi le même groupe de combattants, au plus près de l’action, au plus près des gens. Une écriture très news, mais où transparaît l’empathie pour ceux dont Elias documente la souffrance.
Cette sensibilité imprègne les autres séries présentées où le Français a remisé l’appareil photo numérique et la couleur au profit de la pellicule et d’un noir et blanc intense. Intense, c’est le qualificatif qui s’impose face aux flammes goudronneuses que combattent des Irakiens, face aux regards hantés des naufragés qui s’entassent sur le pont de l’Aquarius, face aux tranchées exiguës du Donbass. « Je fais de la photographie de réalité, de zone de crise, de gens qui souffrent. Je pense qu’il faut trouver de nouvelles formes pour bloquer le regard », assène-t-il. Bloquer par la beauté, par la profondeur mais, surtout, parler aux jeunes générations. « Maintenant, ce sont surtout les écoles qui m’intéressent, c’est ce public que je veux toucher. »
Une beauté envoûtante pour mieux rendre compte d’une réalité tragique, c’est aussi ce qu’on trouve dans les allées des jardins de l’Évêché, à l’ombre des frondaisons. « En 2018, Paradise a été rasée par les flammes en quelques heures, raconte Maxime Riché. Ce n’est pas une petite ville, elle est en Californie, une des régions les plus riches du monde. Et la catastrophe n’a pas pu être évitée. C’est symbolique de ce qui se passe dans le monde. »
Après le passage des flammes, seuls 5 % des bâtiments étaient intacts et la population a chuté de plus de 80 % entre 2010 et 2020. Si la nature a rapidement repris pied, les humains entamaient un long processus de reconstruction quand Maxime Riché s’est rendu sur place. Et le feu est revenu. Plutôt que de braquer son objectif sur le brasier, le photographe a documenté le quotidien de ceux qui ont choisi de rester. Dans certains clichés, les végétaux s’embrasent, le ciel prend une teinte sombre, des couleurs nées sur la pellicule infrarouge choisie pour « replonger le spectateur dans l’enfer des flammes ».
D’autres expositions s’intéressent, elles, à la marche du temps et s’interrogent sur le futur. En pénétrant dans le pavillon Anne de Bretagne, on découvre une jeune femme. On la voit pensive à une table de formica bordeaux, dehors en balade ou nue, de dos, sur un lit. De belles images aux accents kinfolk auxquelles viennent s’ajouter des écrans où des nuées de pixels s’agglomèrent, construisant couche après couche le visage doux et mélancolique d’Isis. Car oui, la jeune femme n’est pas réelle. Elle est née de l’esprit du duo formé par Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat.
« Nous avons fait des prises de vue classiques, sauf qu’au lieu de faire poser une personne, nous l’avons créée sur l’ordinateur, en utilisant les techniques des effets spéciaux de cinéma », résume Simon Brodbeck. Pour l’heure, l’intelligence artificielle n’a pas croisé la route d’Isis, mais ses créateurs entendent permettre à tous de l’inviter dans leurs productions. Mille vies s’ouvrent à elle, et autant de pistes de réflexion s’ouvrent sur les prochaines évolutions de la photo.
Chez Alexa Brunet, au dernier étage du muséum d’histoire naturelle, on s’interroge sur les évolutions des technologies numériques, surtout sur l’impact (néfaste) qu’elles peuvent avoir dans nos vies. La série, réalisée en collaboration avec le sociologue Félix Tréguer, est une « réinterprétation un peu apocalyptique de l’Odyssée d’Homère. Ulysse y fait face aux pièges des technologies connectées ».
On le suit dans son errance au milieu de décors rétrofuturistes qui fourmillent de détails. Et s’il est question de ces technologies, la photographe ne les a pas utilisées dans la réalisation : il n’y a aucun trucage par post-production. Les sirènes qui flottent autour d’Ulysse ? Des dessins sur un transparent placé devant l’objectif. La vue sur une ville démesurée à la fenêtre du héros ? Un sticker apposé sur la vitre pour occulter la garrigue ardéchoise. Flux et reflux de la technologie, mouvement toujours.
« E pur si muove ! », festival Promenades photographiques, divers lieux à Blois et dans sa région, jusqu’au 30 août.