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Un portrait critique de l’Amérique au 21e siècle, par Mitch Epstein

Avec sa nouvelle série Property Rights, Mitch Epstein dévoile la face cachée du rêve américain et souligne toute l’importance de la dissidence contre les pouvoirs en place.

C’est à l’occasion d’un voyage en Inde dans les années 1980 que le photographe Mitch Epstein comprend ce que signifie être américain. Au fur et à mesure qu’il s’éloigne des États-Unis, il développe ainsi une certaine conscience de son identité culturelle. Ses séjours au Vietnam, au début des années 1990, marquent un tournant et son travail prend une dimension plus politique. Ses photographies questionnent alors les dessous de l’histoire politique américaine, notamment avec une série de projets réalisés durant les deux premières décennies du 21e siècle.

Mitch Epstein
Monument national de la forêt d’Ironwood, Arizona 2018 © Mitch Epstein (né en 1952), Black River Productions Ltd. / Mitch Epstein. Gracieuseté de Sikkema Jenkins & Co., New York

L’un d’eux, Family Business, est une histoire intimiste sur le coût de la poursuite illusoire du rêve américain. Un des volets de la trilogie qui compose cette étude élargie, avec American Power et Property Rights, dernière série qui fait l’objet d’une exposition accompagnée d’un livre à paraître, et lance un véritable appel à une forme de résistance.

Même si Epstein ne se considère pas comme un photographe environnemental, ses projets exhument des histoires américaines qui sont en grande partie effacées du paysage politique. « Quand je me lance, je n’ai pas de démarche politique ou de mode opératoire préconçu en tête », dit Epstein. « Être au service de mes idées existantes ne me serait d’aucune utilité. C’est un handicap artistique, je le reconnais. Mais il est crucial d’assumer pleinement mon travail, de le contextualiser et de le positionner, sans pour autant renier l’énigme qu’il représente. Il ne s’agit pas pour moi de l’expliquer. »

L’histoire commence à la maison

Avec Family Business, Epstein raconte l’histoire de son père et celle de sa ville natale, Holyoke, dans le Massachusetts. « Je touchais là à des histoires d’hommes de sa génération, qui s’étaient investis dans des postes et des affaires en croyant dur comme fer qu’en travaillant dur, on gagnerait bien sa vie, et que tout irait bien », explique-t-il.

Mais c’est un mythe, et la génération américaine de l’après-guerre va l’apprendre à ses dépens. La seconde moitié du 20e siècle apporte son lot de changements radicaux dans la société, l’industrie et le commerce, et les entreprises ferment les unes après les autres. « Mon père fut l’une des victimes de ce processus, auquel il a lui-même participé », révèle Epstein.

Mitch Epstein
Border Wall, Nogales, Arizona 2017 © Mitch Epstein (né en 1952), Black River Productions Ltd. / Mitch Epstein. Gracieuseté de Sikkema Jenkins & Co., New York

Réalisée au début des années 2000, la série Family Business examine également l’impact de l’immigration sur les Etats-Unis, au fur et à mesure que les habitants d’Amérique Latine ont gagné le nord. « Holyoke a toujours accueilli une population d’immigrants, car c’était une ville ouvrière. Il y avait déjà des Européens, des Irlandais, des Canadiens français. La vague de départ était occidentale et la nouvelle avait des racines hispaniques. L’ancienne et la nouvelle n’ont pas fait bon ménage », raconte Epstein. En réalité, à l’époque, cette situation se répète partout sur le continent.

Le prix du « progrès »

Au cours de la période Bush-Cheney, Epstein démarre son projet American Power, qui prend la forme d’une étude sur la production de l’énergie ainsi que son utilisation, dans le contexte américain. En pleine crise énergétique au Texas, une situation qui perdure encore aujourd’hui, le sujet prend une dimension particulière. « Je n’avais aucune intention écologique, quand j’ai entrepris American Power », dit Epstein. « Mais j’ai repéré ce sens aigu qu’ont les Américains de ce qui leur est dû. La série a posé des questions très profondes sur le coût du rêve américain, et le privilège immense qu’il représente. Nous devons en assumer en grande partie la responsabilité, car nous avons créé un ensemble de conditions dont le prix est énorme en termes de conséquences. Sans compter que nous avons exporté ce concept dans le monde entier. »

Mitch Epstein
Tree-Sits, Camp White Pine, comté de Huntingdon, Pennsylvanie 2017 © Mitch Epstein (né en 1952) Black River Productions Ltd. / Mitch Epstein. Gracieuseté de Sikkema Jenkins & Co., New York

Lorsque Barack Obama est élu président en 2008, Epstein est convaincu que la nation amorce un tournant. En réalité, la machine néolibérale poursuit sa progression, simplement masquée par un monceau de rhétorique libérale et de séances médiatiques sophistiquées. Avec l’élection de Donald Trump en 2016, la respectabilité politique disparaît en fumée, révélant au grand jour et sans honte la face la plus laide de l’Amérique.

Le lendemain de l’inauguration de Trump, Epstein et son épouse participent à la marche des femmes, la Women’s March, le 21 janvier 2017 à Washington. « Le fait d’assister à cette véritable marée de résistance m’a rappelé ce qui se passait à Standing Rock, dans le Dakota du Nord », explique Epstein en évoquant la genèse de Property Rights. En effet, aussitôt arrivé au pouvoir, Trump ouvre la voie aux pipelines géants, bloqués par l’administration Obama.

Mitch Epstein
Marche de prière Standing Rock, Dakota du Nord 2018 © Mitch Epstein (né en 1952), Black River Productions Ltd. / Mitch Epstein

Epstein, qui a suivi les mouvements de résistance à Standing Rock, décide alors d’aller voir sur place par lui-même. « Pour moi, le moment a été décisif, parce que les conditions étaient vraiment extrêmes. C’était au plus fort de l’hiver, dans les plaines, et quand je suis arrivé, il faisait près de moins 20° », raconte-t-il. « J’ai pu passer du temps avec les anciens de la communauté matriarcale des Lakota et les écouter, réaliser des entretiens et des portraits, et je suis vraiment allé au plus profond des enjeux. »

La montée de la contestation

C’est cette expérience à Standing Rock qui donnera lieu à Property Rights, un document sur les problèmes au cœur des pratiques d’une nation qui confisque les terres et les ravage. Dans le même temps, l’administration Trump revient sur plus d’une centaine de politiques climatiques et environnementales, préparant le terrain pour les grands groupes, qui n’ont plus qu’à dépecer l’air, l’eau, la faune et le paysage.

Mitch Epstein
Tania Aubid and Scout, Sacred Stone Camp, Standing Rock Sioux Reservation, Dakota du Nord 2017 © Mitch Epstein (né en 1952), Black River Productions Ltd. / Mitch Epstein. Gracieuseté de Sikkema Jenkins & Co., New York
Mitch Epstein
Joshua Flyinghorse et William Nelson Williams III «Nine Tails», Rosebud Camp, Standing Rock Sioux Reservation, Dakota du Nord 2017 © Mitch Epstein (né en 1952) Black River Productions Ltd. / Mitch Epstein. Gracieuseté de Sikkema Jenkins & Co., New York

Pendant quatre années, Epstein va parcourir le pays. Il se rend en Pennsylvanie, dans le comté de Huntington, documentant la mobilisation contre la construction du pipeline d’Energy Transfer, sous forme de « tree-sitting » ; à Nogales, en Arizona, l’impact du mur de Trump ; toujours en Arizona, l’expansion capitaliste au sein de l’Ironwood Forest, pourtant déclarée monument national ; le combat mené par les membres du Mauna Kea Protectors Camp, pour protéger un mont volcanique hawaïen endormi et empêcher la construction du Télescope de Trente Mètres. Quelques exemples des situations sur lesquelles il s’est penché.

« J’ai toujours essayé de comprendre l’historique de ces endroits, de savoir ce qu’il y avait avant », dit Epstein. « Plus je creusais et plus le projet s’est orienté sur la contestation, sur ce que les gens sont capables de faire lorsqu’il s’agit de se battre pour leurs convictions, même à prix exorbitant, une fois qu’ils ont épuisé toutes les voies soi-disant légales pour prévenir la main mise sur les propriétés. J’ai fait des rencontres tout au long du chemin, et au fil des conversations, certaines personnes en particulier m’ont ouvert les yeux sur les actions entreprises. »

Mitch Epstein
Ashton Clatterbuck, comté de Lancaster, Pennsylvanie 2018, impression de coupleur de colorant, © Mitch Epstein (né en 1952) Black River Productions Ltd. / Mitch Epstein. Gracieuseté de Sikkema Jenkins & Co., New York

Mitch Epstein évoque alors cette photo d’Achton Clatterbuck, qui s’est attaché à un arbre au moyen d’un dispositif fabriqué maison. « Ce sont les membres de sa famille qui ont mené le mouvement Lancaster Against Pipelines. C’était un groupe de personnes de classe moyenne qui ont décidé de prendre position, parce qu’ils ne comprenaient pas qu’une société, pourtant américaine et basée en Oklahoma et au Texas, fasse passer un pipeline chez eux pour transporter du pétrole vers un port de Baltimore, puis jusqu’en Écosse, pour fabriquer du plastique. Ça n’avait aucun sens pour eux. »

« En deux ans, j’ai tissé des liens étroits avec cette famille et j’ai même senti qu’en quelque sorte, je participais à leur action, car moi aussi, j’y croyais. Parfois c’est dur, parce qu’il faut beaucoup d’énergie pour agir et c’est épuisant. Ce projet est devenu mon œuvre à la fois la plus personnelle et la plus politique. »

Par Miss Rosen

Miss Rosen est journaliste spécialisée en art, photographie et culture, et vit à New York. Ses écrits ont été publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice, entre autres.

Mitch Epstein: Property Rights
Jusqu’au 28 février 2021
Amon Carter Museum of American Art 
3501 Camp Bowie Blvd., Fort Worth, TX 76107, YSA

Steidl 
Livre disponible ici le 29 juin 2021
$75,00

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