De janvier à juin 2024, Kiana Hayeri et Mélissa Cornet ont parcouru sept provinces de l’Afghanistan pour enquêter sur les conditions de vie imposées aux femmes et aux filles par les talibans qui, selon les recherches d’Amnesty International, pourrait constituer un possible crime contre l’humanité de persécution fondée sur le genre. Elles ont rencontré plus de 100 Afghanes, interdites d’école et enfermées chez elles, des femmes journalistes et activistes luttant obstinément pour leurs droits, des mères horrifiées de voir l’histoire se répéter pour leurs filles, et des membres de la communauté LGBTQI+.
Elles ont ainsi documenté la manière dont les talibans, dans le cadre d’une société profondément patriarcale, ont systématiquement éliminé les femmes de la vie publique en leur retirant leurs droits les plus élémentaires : aller à l’école, à l’université., travailler, s’habiller comme elles le souhaitent, fréquenter les bains et les parcs publics, et même les salons de beauté. À la fin du mois d’août 2024, le régime taliban a encore renforcé son contrôle en promulguant une nouvelle loi obligeant les femmes à se couvrir entièrement le visage d’un masque et leur interdisant de faire entendre leur voix en public, y compris de chanter, de réciter ou de lire à haute voix.
Le changement le plus frappant que Kiana Hayeri et Mélissa Cornet ont observé depuis août 2021 est la perte générale d’espoir parmi les femmes que leur situation puisse s’améliorer : leurs rêves d’éducation et d’intégration dans la société se sont évanouis sous leurs yeux, elles sont devenues les premières victimes des crises économiques et alimentaires, et de l’effondrement du système de santé. Comme le dit une militante féministe qui, ne se voyant plus aucun avenir en Afghanistan, a quitté le pays : « Nous avons oublié toute joie, nous ne savons pas où en trouver. J’ai perdu toute ma motivation, je pleure toute seule en cachette. C’est comme si on m’avait enfermée dans une pièce dont je n’ai pas le droit de sortir. Je ne trouve même plus de goût pour la nourriture. »
La semaine dernière, à la suite des Jeux olympiques de 2024 à Paris, une autre militante et athlète, la taekwondoïste afghane Marzieh Hamidi, a fait les titres de la presse après avoir reçu des menaces de mort pour avoir dénoncé l’obscurantisme des talibans. Réfugiée en France depuis trois ans et vivant sous protection policière, elle a porté plainte pour viols répétés, menaces de mort, cyber-harcèlement et appels téléphoniques malveillants. « Ma vie est en danger, je ne peux pas rester chez moi », a-t-elle déclaré lors de plusieurs entretiens avec les médias français. Son numéro de téléphone s’est retrouvé entre les mains de plusieurs personnes qui la harcèlent. Elle a reçu « 3 000 appels » de personnes lui disant : « Nous allons te tuer, nous allons te violer, tu ne peux pas représenter les femmes afghanes ». Ces appels provenaient du Pakistan, de l’Iran, de l’Afghanistan, de la France, de l’Allemagne et de nombreux pays européens. « Combien de femmes devront être tuées par les talibans pour que le monde reconnaisse l’apartheid des sexes comme un crime ? »
Pour Blind, Kiana Hayeri et Mélissa Cornet, les deux lauréates du Prix Carmignac du photojournalisme, livrent un témoignage poignant sur la situation en Afghanistan.
En Afghanistan aujourd’hui, comment se manifeste la persécution des femmes et des filles ?
Par l’effacement pur et simple des femmes : au cours des trois dernières années, elles ont été progressivement écartées de la plupart des aspects de la vie : interdiction d’entrer dans les parcs, les bureaux publics et gouvernementaux, les bains publics, les gymnases, obligation de se couvrir de la tête aux pieds, interdiction de parler en public…
Quelles sont les scènes marquantes, dont vous avez été témoin, et qui illustrent le mieux ce phénomène ?
Nous avons rencontré deux sœurs, Razia (17 ans) et Zahra (14 ans). Razia a survécu à un attentat-suicide de l’État Islamique contre son école, quelques mois à peine avant que les talibans ne reviennent au pouvoir. Elle s’en est sortie vivante, mais gravement blessée et incapable de marcher. Bien que clouée dans un fauteuil roulant, Razia poursuit ses études et a retrouvé le contrôle de ses jambes. Même après le retour des talibans, Razia a poursuivi ses études dans une école clandestine et, malgré tous les obstacles que les nouveaux émirats islamiques ont dressés devant elle, elle a refusé de céder et d’abandonner ses études. En revanche, sa sœur cadette, Zahra (14 ans), a perdu tout espoir. Elle a quitté l’école et ses études le premier jour où les portes de l’école ont été fermées aux filles au-dessus de la sixième année et est restée à la maison. Elle a à peine quitté la maison cinq fois en l’espace de deux ans, dont une fois pour commémorer l’attaque de l’État Islamique que sa sœur aînée a vécue. Alors que Zahra et Razia discutaient devant nous, l’écart entre leur santé mentale et leur niveau de motivation était évident. « Razia était obligée d’aller étudier, mais j’ai perdu l’envie d’étudier. Je pensais qu’il était inutile d’étudier dans cette situation ». Zahra nous a raconté tout en remuant ses doigts. Cette scène n’est pas dramatique, mais elle évoque l’avenir : la jeune génération pourrait ne pas voir l’intérêt de se battre pour aller à l’école, puisqu’elle ne peut pas obtenir de diplôme, ne peut pas aller à l’université et ne peut pas travailler dans la plupart des domaines. Le contraste entre les deux sœurs nous a marqués.
Vous avez rencontré certaines des femmes qui souffrent de cette oppression. Pouvez-vous nous parler de l’expérience de certaines d’entre elles ?
Toutes les femmes que nous avons rencontrées sont affectées d’une manière ou d’une autre par les règles des talibans. Il est important de souligner que pour certaines femmes, qui vivaient auparavant dans des zones contrôlées par les talibans, peu de choses ont changé depuis leur retour officiel au pouvoir, mais pour la plupart d’entre elles, leur vie a radicalement changé. Nous avons rencontré Muska, 14 ans, qui a été vendue en mariage par ses parents en échange d’un puits et de panneaux solaires. Comme Tahmeena, brillante future médecin, aujourd’hui coincée à la maison et cherchant à quitter le pays pour terminer ses études. Comme Soraya*, 28 ans, arrêtée et battue par les talibans pour son activisme, et libérée pour découvrir que son mari a eu une crise cardiaque à cause de son arrestation. Comme Fatemah, 2 ans et demi, 5 kg, admise pour la troisième fois dans un service de malnutrition parce que sa famille a du mal à se nourrir. Nous avons rencontré plus de 100 femmes et jeunes filles, chacune affectée à sa manière par les restrictions imposées par les Talibans et par les crises économiques.
(*le nom de la personne a été modifié pour des raisons de sécurité)
Comment peuvent-elles résister à l’oppression des talibans ?
La résistance est un terme relatif qui change de forme en fonction de l’environnement. En Afghanistan, où les femmes sont quotidiennement privées de leurs droits et de leur place dans la société, celles qui se taillent un espace pour exister accomplissent en quelque sorte un acte de résistance. Nous avons rencontré des jeunes femmes qui continuent à se présenter au travail (pour celles qui peuvent encore travailler) malgré les obstacles croissants qui se dressent contre elles, des jeunes femmes qui participent à une bataille de boules de neige, des adolescentes qui se réunissent un après-midi pour fêter l’anniversaire d’une amie en musique et en dansant dans leurs robes étincelantes, et nous avons rencontré des militantes qui continuent à faire entendre leur voix et à sensibiliser l’opinion en ligne ou dans la clandestinité, compte tenu de la dureté de la répression dont elles font l’objet. Leur résistance est leur refus de céder aux tentatives des Talibans de nier leur humanité et leur existence.
Comment avez-vous pu mener à bien votre travail dans de telles conditions ?
Nous avons dû travailler dans des circonstances difficiles, et la sécurité des femmes que nous avons rencontrées était au centre de nos préoccupations, suivie de près par la sécurité de nos collègues locaux. Cela signifie que chaque communication et chaque réunion étaient le résultat d’une évaluation au cas par cas de ce qui était le plus sûr. Nous avons régulièrement évalué les risques et avons parfois dû annuler ou reporter nos réunions. Nous avons également veillé à ce que chaque femme soit à l’aise avec le niveau d’anonymat, s’il y en a un, de ses photos.
Avez-vous été menacées ou vous êtes-vous sentie en danger ?
Nous vivons et travaillons en Afghanistan depuis suffisamment longtemps pour connaître le pays et savoir comment éviter les situations susceptibles de nous mettre en danger. Cela dit, l’ombre des services de renseignement et les yeux et les oreilles qu’ils ont plantés dans la société ont été une raison majeure de nous garder constamment sur le qui-vive. Nous nous sommes retrouvés dans quelques situations inconfortables où nous avons dû vérifier avec l’équipe que tout le monde était d’accord avec la façon dont nous avions réagi à la menace.
Que peut faire la communauté internationale face à une telle horreur ?
La communauté internationale s’est retirée de l’Afghanistan, abandonnant les mêmes femmes afghanes qu’elle a utilisées comme excuse pour intervenir en 2001, sachant très bien ce qui les attendait aux mains des talibans. Ils ont tous, nous avons tous, une énorme responsabilité à l’égard des femmes afghanes. Les gouvernements devraient placer les droits des femmes au centre de leur engagement vis-à-vis des talibans. Ils doivent écouter les femmes afghanes et les intégrer dans les discussions sur l’Afghanistan. Nous devons également ouvrir nos portes aux femmes qui souhaitent quitter l’Afghanistan, en veillant à ce qu’elles puissent le faire en toute sécurité, et les aider à s’intégrer et à reconstruire leur vie. Il reste encore beaucoup à faire.
« No Woman’s Land », l’exposition de Kiana Hayeri et Mélissa Cornet sur le combat pour les droits des femmes en Afghanistan sera visible au Réfectoire des Cordeliers et au Port de Solférino, à Paris, du 25 octobre au 18 novembre 2024 dans le cadre du festival PhotoSaintGermain.