Les médias grand public américains ont longtemps publié des images des traumatismes du peuple noir en générant des stéréotypes négatifs. Ces images sont en général réalisées par des photographes blancs et les histoires rapportées par des journalistes blancs qui n’ont parfois ni l’éducation, ni l’expérience, ni l’empathie nécessaires pour comprendre pleinement ce qui est en jeu.
« Je n’attends pas des médias blancs qu’ils créent des images positives des hommes noirs », a un jour déclaré Huey P. Newton, cofondateur du Black Panther Party, une observation toujours d’actualité un demi-siècle plus tard. Souvent, aux Etats-Unis mais pas que, les Noirs sont ainsi dépeints comme des criminels ou des victimes de la pauvreté, de la guerre et de violences interraciales. Les images de familles stables, de relations amoureuses et de réalisations valorisantes sont marginales, voire inexistantes.
Malgré le manque de soutien institutionnel, les artistes noirs trouvent le moyen de créer et d’en vivre, produisant des œuvres qui attendent d’être reconnues comme telles. Ces dernières années, le monde de l’art a lentement commencé à donner aux artistes noirs une vraie place, en reconnaissant le talent d’artistes négligés jusque-là, comme Lorraine O’Grady, ou le collectif Kamoinge qui ont contribué à ouvrir la voie. Ou en créant des opportunités pour que se constitue une nouvelle génération d’artistes, grâce aux réseaux sociaux et à un public hors des espaces artistiques traditionnels.
Alors que beaucoup considèrent l’art comme une marchandise ou un investissement, le marché traditionnel continue à jouer son rôle de soutien des artistes tout au long de leur activité. Pour le Dr Kenneth Montague, fondateur de la Wedge Collection, ce qui est personnel et ce qui est politique vont de pair. Avec la publication du livre As We Rise : Photography from the Black Atlantic – Selections from the Wedge Collection (Aperture), Montague propose une vision de la vie des Noirs de la diaspora. Avec plus de 100 œuvres mettant à l’honneur les différents styles et les expériences culturelles partagées, le livre explore, à travers la photographie, les idées de communauté, d’identité et de pouvoir.
Racines & culture
Jamaïcain-Canadien de première génération, ayant grandi à Windsor, en Ontario, une ville à prédominance blanche située juste en face de Detroit, le Dr Kenneth Montague incarne l’esprit transculturel de la communauté noire. Exposé à un large éventail de cultures durant son enfance, il a fait sienne, tant dans sa vie que dans son travail, l’idée de Stuart Hall selon laquelle la négritude est un état constant d’« être » et de « devenir ».
Même si les Montague sont au milieu du siècle dernier l’une des seules familles jamaïcaines de Windsor, ils transmettent à leurs enfants l’amour de la culture et de l’art noirs. « Je suis né dans les années 1960 et j’ai grandi dans l’atmosphère d’émancipation des Noirs de Detroit, avec la musique, la politique et l’industrie automobile. C’était un endroit où il se passait beaucoup de choses », se souvient-il. « À l’école, je baignais dans la culture canadienne, mais à la maison nous avions de la musique et de la nourriture jamaïcaines, et chaque été nous partions en Jamaïque. Je voyais des Noirs partout. De retour à la maison, je m’inventais une place imaginaire dans les images des magazines. C’était une véritable quête de soi. Je me cherchais. J’avais besoin de me créer ma propre identité. »
Montague découvre comment réaliser cette aspiration quand il a 10 ans, en visitant le Detroit Institute of the Arts avec sa mère et ses frères et sœurs. C’est là qu’il voit pour la première fois la photographie emblématique de James Van Der Zee intitulée Couple in Raccoon Coats (Couple en manteau de raton laveur), prise en 1932, et qu’il est fasciné par cette scène éblouissante de glamour et de magnificence à l’époque de la renaissance du quartier d’Harlem. « Ça m’a électrisé » dit Montague de cette photo, qui lui donne alors accès à la culture Noire américaine.
À l’époque, l’image qu’il se fait de l’Amérique noire est imprégnée de sitcoms comme Sanford and Son, What’s Happening et Good Times qui, bien que révolutionnaires pour le public américain, ne correspondent pas particulièrement à son expérience. La photographie de Van Der Zee lui ouvre les portes d’un autre monde immédiatement reconnu par le jeune garçon : l’image de la négritude créée « pour nous par nous ».
Satisfaire son âme
En 1997, Montague crée la Wedge Collection qui a pour but de célébrer la fierté des Noirs à une époque où peu d’institutions détenues par des Blancs exposent les œuvres de photographes noirs. Sans formation en histoire de l’art, Montague se lance cependant par instinct et par besoin, ayant éprouvé lui-même le pouvoir de la photographie dans notre façon de penser et de voir.
Un passion qui vient de l’enfance, le jeune photographe se servant d’un instamatic pour photographier non seulement sa famille et ses amis, mais aussi pour réaliser des autoportraits. « J’étais toujours en train de me mettre en scène, puis de tendre l’appareil pour voir quelle image j’obtenais une fois le film développé », se souvient-il.
« Il fallait que je découvre qui je suis et le montrer. La photographie m’a procuré un sentiment de liberté débridée que je n’avais pas ressenti lorsqu’enfant, j’étais le seul Noir de la classe. La photographie était la scène sur laquelle je pouvais jouer et rêver. Voilà qui j’étais, et ce que je voulais devenir. »
La reconnaissance s’étend pour Montague au-delà de la réalisation de photographies. Du désir profond de se découvrir nait The Wedge Collection. La collection portera d’abord le nom d’un espace en forme de coin (wedge) de sa maison, dans lequel il montre des œuvres. Avec le temps, ce « wedge » finira par devenir un espace où les artistes noirs raconteraient leurs histoires.
Un seul amour
Appliquant la formule de son regretté père, « Nous nous élevons en élevant les autres », Kenneth Montague met en place la collection Wedge pour valoriser le travail des photographes noirs qui ont chacun joué un rôle singulier dans le débat sur la photographie, la communauté, l’identité et l’« empowerment ». As We Rise réunit des stars de la photographie contemporaine, avec des œuvres de Jamel Shabazz, Carrie Mae Weems, Lebohang Kganye, Barkley L. Hendricks, Ming Smith, Samuel Fosso, Kwame Brathwaite, Hassan Hajjaj et Texas Isaiah – et un focus particulier sur les compatriotes noirs canadiens de Montague.
Le résultat, c’est un regard pluriel sur la fierté et la joie des Noirs, sur les familles, les amis, les individus et les communautés qui façonnent cette culture. De la photographie de Raphael Albert prise en 1972 lors du concours Miss Black & Beautiful à Londres au portrait de Jean-Michel Basquiat avec un chat siamois, réalisé par James Van Der Zee en 1982, le génie de Montague collectionneur réside dans sa capacité à percevoir le fil conducteur universel de sa communauté.
« Indépendamment des photographes pris individuellement, la collection montre le courant sous-jacent qui relie entre eux de nombreux praticiens, à des époques et dans des pays différents. Elle nous confirme des vérités que nous devions connaître auparavant, mais que nous n’avions peut-être jamais exprimées en mots », écrit l’auteur Teju Cole dans la préface du livre. « As We Rise démontre ce que Gordon Parks a en commun avec Nontsikelelo Veleko, et propose que Seydou Keïta et James Van Der Zee soient frères. Dans la grande majorité de ces images, des personnes regardent l’objectif, en général à l’aise et habillées comme elles le souhaitent… Et c’est peut-être ce sentiment d’aisance, avant tout, qui nous incite à penser : Ce sont des photos de famille. C’est un album de famille. »
As We Rise: Photography from the Black Atlantic – Selections from the Wedge Collection est publié par Aperture, 50 $.