« Au cours des dernières décennies, la Corée du Sud est devenue une société plus compétitive, l’époque actuelle se superposant à ses antécédents culturels et ethniques. En conséquence, la Corée du Sud a le taux de suicide chez les jeunes le plus élevé parmi les pays développés et le taux de natalité le plus bas au monde. En plaisantant, certains jeunes appellent leur pays “la Corée de l’enfer” », écrit le photographe Yang Seung-Woo dans TFW Korea.
Dans son livre, Yang fait le portrait de nombreux jeunes sud-coréens. Comme Yang lui-même, ils ne se conforment pas aux idéaux imposés par leur société, qu’il s’agisse de leur apparence, de leur façon de penser ou de ce qu’ils attendent de la vie. À travers une série de photographies et d’extraits d’interviews, Yang Seung-Woo capture et célèbre leur approche particulière de la vie tout en remettant en question l’état actuel de la société sud-coréenne, où les jeunes étouffent sous le poids des attentes et où l’expression de soi est devenue un acte de courage.
Le projet lui-même est né d’une tragédie qui a fait la une des journaux internationaux, qui a entraîné la mort de plus de 150 personnes et en a blessé près de 200 autres. « Cela faisait un certain temps que je n’avais pas visité ma ville natale en Corée du Sud, lorsque j’ai entendu parler de l’accident choquant survenu en 2023. Un week-end d’Halloween, un grand mouvement de foule s’est produit à Itaewon, un quartier de Séoul peuplé de nombreux jeunes. Je n’arrivais pas à croire qu’autant de personnes puissent mourir dans cet accident », raconte Yang à Blind. « C’est la deuxième fois consécutive qu’un accident majeur tue autant de jeunes gens durant mon séjour en Corée du Sud. J’étais également dans le pays lorsque le ferry MV Sewol a coulé … J’ai soudain ressenti le besoin de rencontrer cette jeunesse et de discuter avec eux. »
Yang Seung-Woo s’est d’abord lancé dans la photographie non pas par amour pour ce médium, mais pour obtenir un visa d’études à l’étranger, au Japon au demeurant, et ainsi quitter la Corée. Lors d’un cours d’esthétique, il écoute de la musique classique et doit réaliser un film à partir du morceau qu’il entend. Il aime alors le cinéma, mais n’est pas forcément intéressé par le fait de travailler au sein d’une équipe pour réaliser un film. Il commence donc par prendre des photos, quelque chose qu’il peut faire seul.
Il devient diplômé du Nippon Photography Institute et du département de photographie de l’université polytechnique de Tokyo. Il poursuit ensuite ses recherches sur les arts médiatiques dans cette dernière, avant de commencer sa carrière de photographe au Japon.
C’est également grâce à la photographie que Yang Seung-Woo a rencontré les jeunes Coréens qui participent à son projet. « Environ la moitié d’entre eux sont des enfants qui venaient à mes expositions de photos. J’ai discuté avec eux et je les ai invités à rejoindre le projet. J’ai recruté les autres sur Instagram. Certains d’entre eux sont aussi de vieilles connaissances. »
La société coréenne contre laquelle Yang et ses sujets se sont « rebellés » est une société où la compétition est forte et où le niveau d’études, l’apparence et la famille sont considérés comme les éléments les plus importants. « La première chose dont on peut s’occuper soi-même est le niveau d’études, et c’est donc à cela que l’on accorde le plus d’attention. Vient ensuite l’apparence, ce qui explique la popularité de la chirurgie plastique. Il n’est pas rare que l’on reçoive une opération de chirurgie esthétique en cadeau pour entrer à l’école », explique Yang. « Quant aux antécédents familiaux, on ne peut rien y faire. Dans les quartiers où la chirurgie esthétique est réputée, il semble qu’il y ait en fait beaucoup de gens qui ont le même type de visage. »
Les jeunes gens photographiés ne dépareilleraient pas à New York, à Paris, à Londres, ou dans la plupart des grandes villes américaines et européennes. Cheveux teints dans une série de couleurs différentes, tatouages, crânes rasés, vêtements excentriques: tout cela n’a rien d’extraordinaire en occident. Les portraits, réalisés dans des couleurs vives, montrent les sujets en train de s’amuser, de prendre des poses amusantes au hasard et d’être tout simplement jeunes. Ils semblent être de jeunes membres de la société qui montrent leur individualité parmi leurs pairs.
Le taux de suicide chez les jeunes est actuellement très élevé en Corée. Et ce taux a augmenté dans le pays au cours des dernières décennies, devenant l’un des plus élevés des pays développés, avec 24,6 pour 100 000 habitants. À titre de comparaison, les États-Unis affichent un taux de 14,5 pour 100 000, selon les informations compilées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Entre 2018 et 2010, le nombre de Coréens de moins de 40 ans qui ont mis fin à leurs jours a augmenté de 10 %.
« Je pense que le taux de suicide élevé chez les jeunes en Corée est dû à la société extrêmement compétitive et au manque de diversité des valeurs dans la société, les gens sont éduqués à croire que tout ce qui n’est pas ce que les autres et la société leur disent comme ‘sécurité’ ou ‘succès’ n’est pas ce qui est attendu », explique Yang. « À cause de cette éducation, de nombreux jeunes ne savent pas quoi faire s’ils ne répondent pas à ces attentes. Je pense que leur esprit est épuisé. Ce serait différent s’il y avait des adultes autour d’eux pour s’occuper d’eux, mais je pense qu’il est difficile de reconnaître l’individualité des enfants. »
Les enfants photographiés par Yang Seung-Woo ont tous grandi au milieu de ce phénomène. Certains de ses sujets se sont enfuis de chez eux, espérant suivre une voie différente, à l’encontre de ce que leurs parents voulaient pour eux. D’autres se sont enfermés à cause de disputes avec les autorités et se sont ainsi coupés de la société. D’autres sont déprimés parce qu’ils ont été victimes de brimades.
Les images de Yang ambitionnent d’être vues par des jeunes qui peuvent aussi se sentir perdus et qui n’ont pas accès à la « réussite » stéréotypée qui anime la société coréenne. Peut-être aussi de déclencher en eux un moyen d’avoir quelque chose d’autre à attendre de la vie, en montrant qu’il n’y a justement pas une seule et unique bonne façon de vivre.
Ces adolescents et jeunes adultes ont-ils l’espoir que les choses s’améliorent ? « Je ne sais pas grand-chose, mais en tant que personne extérieure à la société coréenne et vivant au Japon, la situation semble difficile pour l’instant », déclare Yang Seung-Woo. « Mais j’ai aussi le sentiment que le temps pourrait résoudre le problème. Peut-être que lorsque les jeunes deviendront plus âgés, comme moi. À ce moment-là, il y aura peut-être d’autres problèmes, comme la baisse du taux de natalité et le manque de jeunes. »
TFW Korea est publié par la Zen Foto Gallery à Tokyo, au Japon et disponible au prix de $31.79. Une exposition est présentée à la galerie du 10 janvier au 22 février 2025. Plus d’informations sur l’exposition ici.