Lorsque Zanele Muholi, artiste activiste non-binaire*, commence son travail en 2004, iel vit une ère nouvelle, une transition complexe, violente dans les espoirs qu’elle suscite. Dix ans avant, l’arrivée de Nelson Mandela, premier président noir du pays élu en 1994, provoque une onde de choc qui parcourt le monde entier.
Il évite une guerre civile, réconcilie l’irréconciliable et l’Afrique du Sud devient le premier pays au monde à interdire la discrimination sexuelle dans sa constitution en 1996. Il sera aussi le premier du continent à autoriser les couples de même sexe à adopter un enfant.
Le pays se relève du pire et rien n’est acquis : les personnes queers et racisées continuent de subir des discriminations quand ce ne sont pas des viols correctifs ou des crimes de haine. Zanele Muholi s’invite dans leur intimité et rend visible des vies construites à l’envers des normes. Ce.tte militant.e raconte leurs combats pour exister et rappelle par-là que l’Histoire officielle exclut encore la communauté LGBTQIA+, cette dernière demeurant mal représentée, sinon invisible. « Nul ne peut raconter notre propre histoire mieux que nous-mêmes », rappelle Zanele Muholi.
Beautés courageuses
Zanele Muholi photographie des couples dans une intimité troublante, iel s’invite dans leur vie domestique et met en scène leur amour dans des moments simples. L’artiste documente ces vies interdites, oppressées, questionne l’ordre établi et les schèmes mentaux inculqués dès l’enfance (hétérosexuel·le/homosexuel·le, masculin/féminin, africain/non africain) si difficiles à défaire.
Certaines photographies de cette série intitulée Brave Beauties – que l’on pourrait traduire par « beautés courageuses » – saisissent par leur naturel.
Fierté des corps
Zanele Muholi s’invite aussi dans un concours de beauté Queer, évoquant Diane Arbus qui partait à la rencontre des marginaux de l’Amérique profonde et en faisait des sujets de premier plan, s’attaquant aux barrières invisibles qui traditionnellement nous donnent toutes les raisons de ne pas s’aventurer au-delà.
Dans cet espace de résistance, l’artiste raconte la fierté des corps : transgenres, non-binaires et drag queens prennent la pose dans une énergie fière et folle, rendue possible par un collectif tenace qui s’affranchit de la peur, en tout cas pendant les quelques instants de pose.
Certaines photographies rappellent les balls de voguing fréquentés par les homosexuel.le.s et transgenres afro-américains à New York dans les années 1970 revenus sur le devant de la scène ces dernières années. La série porte un nom évocateur « Becoming beauties », comme si ces beautés étaient en train de le devenir, ouvrant la voie à une redéfinition en cours des canons de beauté et leur multiplicité.
« Chaque personne photographiée a une histoire à raconter, mais beaucoup d’entre nous viennent d’endroits où la plupart des Noir·es n’ont jamais eu cette opportunité », explique Zanele Muholi. « Et lorsque cela est arrivé, leurs voix ont été portées par d’autres personnes. »
En traduisant cette lutte en images, iel raconte la culture queer, celle de personnes dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants. Cette façon de vivre est rendue visible et même désirable : « Nous “queerons” l’espace afin d’y accéder. Nous présentons notre transition au monde afin de nous assurer que les corps trans noirs font également partie de l’espace public. Nous nous le devons à nous-mêmes. »
« Salut à toi, lionne noire ! »
« Voir, observer, penser », disait, à propos de la photographie, August Sander qui a fait le portrait de l’Allemagne dans les années 30. Zanele Muholi produit ici aussi une histoire visuelle de luttes toujours vivaces.
Iel produit une archive vivante en suivant toujours le même protocole : équidistance de l’appareil, tête légèrement inclinée ou de face, lumière naturelle, en noir et blanc le plus souvent, en buste, pas de décor, pas de costume, pas d’artifice et – comme Nan Goldin le faisait déjà dans les années 90 avec sa communauté new-yorkaise – iel revient souvent aux mêmes sujets.
Et puis Zanele Muholi tourne l’appareil. Sa solitude, sa peau, son regard et sa propre histoire apparaissent dans des autoportraits d’une rare intensité, des images qui prennent instantanément le statut d’un manifeste.
Dans la série Somnyama Ngonyama qui signifie « Salut à toi, lionne noire ! » en Zoulou (l’une des onze langues officielles en Afrique du Sud), iel réaffirme sa culture (et, faut-il le préciser, son anti-colonialisme) incitant le public français et européen à s’interroger : comment appréhender une culture qui n’est pas la nôtre ?
Testament visuel
Regardant parfois droit dans l’objectif pour soutenir notre regard, ou a contrario, détournant le regard comme pour s’en affranchir, l’artiste nous plonge dans un face-à-face troublant.
Iel met en scène des préjugés – interroge les traditions et leurs connotations – en exagérant par exemple la noirceur de sa peau (en post production, pas en se grimant le visage précise-t-iel) quand le réflexe est plutôt de l’éclaircir dans les magazines ou en jouant d’accessoires détournés comme des épingles à linge, des éponges à récurer, des tuyaux d’un lave-linge ou un jean en turban.
Le choix de ces accessoires qu’iel exhibe sur soi comme un ornement n’est pas neutre. Les éponges à récurer évoquent les tâches domestiques, la condition des femmes noires et leur difficulté à s’en extraire. Zanele Muholi donne à voir au monde entier une critique acerbe et farouche de situations qui n’évoluent pas, de la répétition de l’histoire et des conflits de classe qui demeurent.
L’exposition conçue par les deux commissaires Laurie Hurwitz et Victoria Aresheva met en scène une recherche et une méthode extrêmement réfléchie par ce.tte militant.e pour témoigner, transmettre et contribuer à adoucir des traumatismes probablement inguérissables.
Ce testament visuel donne à voir la culture queer encore en alerte, à l’autre bout d’un continent, dont les membres connaissent toujours des difficultés pour vivre : souvent rejetés par leur famille, leurs amis, leurs lieux de culte, lorsque ce n’est pas par un déni de soi-même.
Message universel
Ce projet photographique mené depuis une quinzaine d’années raconte la force du collectif, la possibilité de se réinventer ensemble dans des « safe places » par l’entraide, l’amour indéfectible et les autres forces en présence.
Face à la force que l’on imagine nécessaire pour affronter le quotidien, les crimes homophobes et les redites de l’histoire, Zanale Muholi exprime une rage calme. Iel considère son travail comme une puissante confirmation qu’une autre réception est possible, et s’affirme désormais comme une voix incontournable sur la scène internationale.
La mère de Zanele Muholi était employée de maison dans une famille d’Afrikaners pendant plus de 40 ans, subvenant seule aux besoins d’une famille de huit enfants, alors que son père est décédé juste après sa naissance.
La force de caractère de Zanele Muholi se saisit d’autant mieux à l’aune de ces éléments : la lutte semble toujours avoir été là. Cette sensation nous envahit devant des œuvres puissantes, intimes et dramatiques, un travail unique qui augmente l’histoire visuelle de la communauté queer et transexuelle sud-africaine et transforme ses membres en ambassadeurs dignes.
Mais ce qui est fort, c’est qu’en nous obligeant à regarder ailleurs, dans un pays où la plupart des visiteurs n’ont jamais vécu, Zanele Muholi développe quelque chose d’universel, quelque chose qui nous parle de nous et qui incite à vivre sans concession.
L’exposition Zanele Muholi est présentée à la Maison Européenne de la Photographie (5/7 Rue de Fourcy, 75004 Paris, France) du 1er février au 21 mai 2023
*Zanele Muholi, en tant que non-binaire, souhaite être présenté·e par l’emploi des pronoms neutres iel (sujet) et ellui (complément).