Lorsqu’il a 10 ans, la mère de Vince Aletti, qui deviendra collectionneur de photos, conservateur et journaliste culturel, achète un motel en bord de mer à Fort Lauderdale, en Floride. La famille quitte sa maison dans une petite banlieue de Philadelphie et déménage dans le Sud. Aletti se sent alors perdu, déraciné.
Il s’abonne à des magazines de design tels que House and Garden, imaginant un lieu où il pourrait vivre un jour. Comme un château de cartes, il commence à construire et décorer des espaces, leur donnant rapidement vie avec des boîtes en carton en guise de pièces, chacune méticuleusement conçue et meublée par ses soins.
« Ensuite je les brûlais », raconte-il. « Je leur mettais le feu et j’en faisais d’autres. Je ne sais pas bien pourquoi, mais les deux gestes sont liés. Je créais des intérieurs très privés et très représentatifs de ma manière de voir les choses, mais je savais aussi qu’ils ne dureraient pas dans le temps. Je faisais ce que je voulais faire, mais je n’en avais pas besoin. Je pouvais me contenter de vivre dans les magazines. »
Fabriquer une capsule temporelle
Vince Aletti arrive à New York en 1968, trouve un petit appartement dans l’East Village pour seulement 125 $ par mois, et en fait son chez-soi, y installant ses collections de vinyles, de livres et de magazines et punaisant ses photographies préférées aux murs. « Je savais que je ne pouvais pas accumuler beaucoup de choses dans ce lieu, alors j’arrachais souvent des pages de magazines qui m’intéressaient et je les gardais dans une boîte », explique Aletti.
Huit ans plus tard, il emménage dans son appartement actuel de sept pièces, de quoi assouvir sa passion. Aletti conserve des couvertures de magazine, des publicités, des feuilles volantes déchirées, des coupures de journaux, des photographies commerciales sur papier glacé, ou encore des documents éphémères acquis au fil des ans. Tout d’abord installés à tour de rôle sur les murs de la cuisine et sur le réfrigérateur, ces matériaux vont constituer ce qu’Aletti intitulera The Drawer.
Dans le salon, ces matériaux sont rangés dans un tiroir plat, et curieusement juxtaposés comme des œuvres à part entière. Lorsqu’il trouve de nouvelles images, Aletti les superpose, afin que The Drawer devienne comme une capsule temporelle.
Une après-midi, Aletti décide de faire équipe avec la photographe Anushila Shaw pour documenter ce qu’il a rassemblé durant l’année, afin de constituer l’ouvrage qui sera intitulé The Drawer (SPBH Editions).
Avec ses soixante-quinze reproductions disposées sur les pages d’un livre 28×37 cm à couverture souple, The Drawer rend un hommage somptueux à la beauté des tirages originaux. Tel un trésor enfoui, les images de la collection d’Aletti sont des joyaux inestimables qui suscitent les souvenirs d’un passé magnifique, sexy et glamour, au temps du règne de la page imprimée.
Une histoire visuelle partagée
Réalisé pour le plaisir du regard, The Drawer est une lettre d’amour à l’image imprimée, dans toute sa sensualité et son intimité. Chaque image a été préservée comme une œuvre d’art en soi, et mise en valeur sur les pages de l’ouvrage. Et ces images constituent une fenêtre sur notre histoire visuelle commune, vue par le conservateur, collectionneur et critique qu’est Vince Aletti.
« Qu’est-ce qui devient légendaire ? », interroge une publicité de 1969 pour la marque Blackglama, où l’on voit la chanteuse Lena Horne, les bras grands ouverts, montrant toutes ses dents tandis qu’elle chante, dans un long manteau en fourrure afro. Cette question pourrait être posée à chaque image qu’Aletti a préservée et réutilisée, afin d’enivrer lentement les lecteurs en les faisant rêver.
Nous voyons, dans ces images, quantité d’hommes aux allures différentes, leurs corps impeccables, leurs visages charmants ou fermés, et quantité de regards vifs. Des représentations telles qu’on les trouve dans la peinture classique, les photographies de culturistes, la publicité de mode et le reportage sportif – tout cela mis ensemble pour célébrer délicatement la beauté masculine et la sexualité.
Certains lecteurs peuvent se reconnaître dans cette passion de détacher des images de leurs reliures pour les accrocher au mur, afin affirmer que leur espace est une extension d’eux-mêmes. Comme l’a fait Aletti,
Le véritable original
Il y a près d’un siècle, Walter Benjamin a publié l’essai intitulé L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1965), avançant la thèse que les nouvelles formes de transmission d’une œuvre d’art diminuaient son aura, mettant ainsi en péril la valeur de l’original.
« Pour la première fois dans l’histoire du monde, la reproduction mécanique émancipe l’œuvre d’art de sa dépendance parasitaire au rituel. En un sens plus large, l’œuvre d’art reproduite devient l’œuvre d’art conçue pour la reproductibilité », écrit Walter Benjamin, prophète de l’invasion de la publicité et du marketing numérique.
« À partir d’un négatif photographique, par exemple, on peut faire autant de tirages que l’on veut. Se demander quel est le tirage ‘authentique’ n’a aucun sens », poursuit-il. « Mais dès que le critère d’authenticité cesse d’être applicable à la production artistique, la fonction de l’art est inversée dans sa totalité. Au lieu d’être fondé sur le rituel, il commence à être fondé sur une autre pratique – la politique. »
« La première fois que j’ai vu le travail d’Irving Penn ou de Richard Avedon, c’était dans un magazine, donc la reproduction compte beaucoup pour moi », répond Aletti. « J’ai utilisé une image d’Avedon dans The Drawer, parce que j’apprécie énormément ce photographe. Mais même si je suis heureux de voir un tirage sur un mur, parfois, c’est cette page de Harper’s Bazaar qui est l’original à mes yeux. »
Vince Aletti: The Drawer est publié par SPBH Editions, 60 $