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Violences policières aux Etats-Unis : photographier le deuil

Le photographe Jon Henry a photographié les femmes qui ont perdu un fils dans les violences policières aux Etats-Unis. En combinant leurs portraits et leurs témoignages, Henry s’efforce de montrer comment ces meurtres affectent les familles, et la façon dont elles sont souvent publiquement oubliées.

Le 25 novembre 2006, à l’aube, dans le quartier de Jamaica, dans le Queens, à New York, Sean Bell, un Afro-Américain de 23 ans, est tué sous un déluge de feu, cinquante balles, tiré par des policiers sur sa voiture. Deux de ses amis, qui se trouvent également dans le véhicule, sont blessés dans l’incident. Le groupe se rendait dans un club pour l’enterrement de vie de garçon de Bell, qui devait se marier plus tard dans la journée.

La police dit avoir suivi Bell et ses amis jusqu’à leur voiture en pensant qu’ils allaient déclencher une bagarre et utiliser des armes. Joseph Guzman, l’un des hommes blessés et un ami de Bell, déclarera que les policiers, armes à la main, ne se sont jamais identifiés à l’approche de la voiture, puis ont commencé à tirer. Aucune arme n’a été trouvée sur Bell ou ses amis.

Quelques jours après le drame, un certain nombre de proches descendent dans la rue pour protester, dénonçant ce qu’ils considèrent, comme beaucoup d’autres, y compris le maire de New York de l’époque, Michael Bloomberg, comme un usage excessif de la force par la police. Les officiers impliqués sont alors inculpés par un tribunal américain et jugés, mais tous sont acquittés.

Untitled #39, Santa Monica, CA
Untitled #39, Santa Monica, CA © Jon Henry

Témoin de la détresse des mères de victimes

Les événements se sont déroulés non loin de chez Jon Henry. Le photographe est né et a grandi dans le Queens, a passé du temps dans le quartier de Jamaica, à deux pas. Alors qu’il suit le déroulement de l’affaire dans la presse et qu’il apprend que les policiers sont finalement libérés, il pense à la victime, au fait qu’il ne se marierait jamais, et à la famille qu’il a laissée derrière lui. Il pense également à ses propres amis et à sa famille. « Plus tard dans l’année, l’un de mes bons amis allait se marier et lors de son enterrement de vie de garçon, au milieu du New Jersey… Je ne pensais qu’à une chose : et si cela lui arrivait à lui ? Et si ça nous arrivait à nous ? »

Untitled #57, Houston, TX
Untitled #57, Houston, TX © Jon Henry

Ce qui a marqué Jon Henry dans l’histoire tragique de Sean Bell, et celle d’autres personnes tuées dans des fusillades policières, c’est la détresse des mères des victimes, et tout ce qu’elles traversent. « Je pense aux mères en particulier, à la façon dont elles sont perdues dans ces tragédies. On les voit quand ça arrive, on les voit au procès, on les voit après le procès, et puis elles ne sont que des pensées par la suite… J’ai voulu m’exprimer à ce sujet, et en même temps, je ne savais pas quoi dire et je ne savais pas comment le dire. »

Henry a grandi dans un foyer où il a été initié à la photographie par ses parents, alors photographes amateurs. Lorsqu’il arrive au lycée, avec l’arrivée des appareils photo numériques, il débute sa propre pratique. « J’ai commencé à me promener avec des appareils jetables, à aller à l’école et à photographier mes amis », raconte-t-il. « C’est à peu près là que tout a commencé. Puis j’ai eu mon petit appareil photo numérique, et nous avons commencé à faire des choses stupides comme prendre des photos de nos collections de baskets, et des choses comme ça. » 

A côté, Henry travaille à l’église, où il s’imprègne de l’iconographie religieuse et des vitraux. Il étudie aussi la peinture de manière indépendante, et en partie la peinture de la Renaissance. Grâce à cette exposition, Henry découvre le motif de la pietà, sa relation avec les mères et les fils.

Untitled #36, North Minneapolis, MN
Untitled #36, North Minneapolis, MN © Jon Henry
Untitled #22, Berwyn, IL
Untitled #22, Berwyn, IL © Jon Henry
Untitled #11, Buffalo, NY
Untitled #11, Buffalo, NY © Jon Henry

Henry examine ainsi comment la pietà est utilisée dans l’art, de Michel-Ange et Titien jusqu’aux artistes modernes comme Serrano, Renee Cox et David Driskell. Cette conversation entre les artistes classiques et les artistes contemporains correspond alors au langage qu’il souhaite utiliser dans ses photographies. « J’ai pensé que ce serait une chose naturelle à reprendre, en pensant aux mères et aux fils, aux gens d’aujourd’hui. Des fils qui ne sont pas morts, mais qui comprennent la réalité, que c’est quelque chose qui pourrait leur arriver, qui pourrait arriver à leur communauté. »

Henry réalise ainsi la première photographie du livre Stranger Fruit en 2014 en utilisant un de ses amis comme modèle. Il continue en 2014 et 2015 à photographier des amis et des membres de sa famille dans toute la ville de New York, tout en pensant à élargir le projet. « Il y avait juste une liste de villes où je voulais aller », explique le photographe. « Bien sûr, il y avait des grandes villes comme Los Angeles, Chicago et New York. Les deux dernières villes dans lesquelles j’ai travaillé sont Salt Lake City et Omaha… Je voulais des villes plus petites ou des villes dans lesquelles on ne s’attend pas à ce que ces images soient faites. Ainsi, même Houston, Little Rock, la Nouvelle-Orléans sont de grandes villes, mais elles n’ont pas la même atmosphère que New York ou Chicago. C’est pourquoi je me suis intéressé à toutes ces différentes villes. »

Untitled #55, Little Rock, AR
Untitled #55, Little Rock, AR © Jon Henry

« La mère regarde l’appareil photo, fixe le spectateur »

Jon Henry trouve les personnes qu’il veut photographier de plusieurs manières. Lorsqu’il se rend à Los Angeles, il demande directement aux gens qu’il rencontre. Dans d’autres villes, il utilise les réseaux sociaux pour trouver ses sujets. Le réseau qu’il a aussi construit avec les mères et leurs enfants lui permet de trouver d’autres personnes pour ses portraits.

Les photographies elles-mêmes sont réalisées à l’aide d’un appareil grand format, et Henry ne fait qu’une poignée de clichés lors de chaque séance. Cette décision, comme tout le reste du projet, est prise pour une raison précise.

Untitled #48, Inglewood, CA
Untitled #48, Inglewood, CA © Jon Henry
Untitled #33, Jersey City, NJ
Untitled #33, Jersey City, NJ © Jon Henry

« Très tôt, avant le début du projet, je savais que cela devait être photographié avec un quatre par cinq », explique le photographe. « On était déjà aux limites du numérique. Je voulais penser à ce travail en travaillant sur une image à la fois, en le pensant comme un peintre, plutôt que comme un photographe. Dans les images, tout tourne autour des mères ; la mère regarde l’appareil photo, fixe le spectateur. »

Les photographies sont une partie du projet. Les témoignages des femmes qui y ont participé jouent également un rôle majeur dans la série et le livre. « C’est ce qui a vraiment transformé le travail, les entendre. Les images sont mes mots, mais avoir les mots de ces femmes est vraiment ce qui ressort. »

Stranger Fruit peut être précommandé auprès de l’éditeur Kris Graves Projects ici, 55 €.

Untitled #63, Salt Lake City, UT
Untitled #63, Salt Lake City, UT © Jon Henry

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