À en croire certains, l’IA générative aurait dû déjà tous les enterrer. Et pourtant, les photojournalistes sont toujours là, plus que jamais nécessaires. Voilà 35 ans que ça dure. 35 ans que Visa pour l’image offre chaque année une ouverture sur le monde, une date de rencontre entre professionnels de la photographie, vieille garde et nouvelle génération, entre le public, les élèves, et les photographes.
Depuis 1989, le festival s’est entouré de fidèles compagnons de route. Paolo Pellegrin fait partie de la famille depuis 1992. Sa rétrospective « Mes années Visa » retrace 30 ans d’amitié avec le festival et plusieurs décennies de crises couvertes par le photographe de Magnum et son inlassable œil empathique et précis.
À Visa le monde se ressent en vrai, la réalité se prend de face, frontale, brute, violente. Cette année encore ces hommes et femmes nous racontent ce que nous voulons parfois oublier, les guerres, les crises économiques et climatiques. L’expérience est rude, mais nécessaire.
Le martyr iranien dévoilé
Mercedeh Shahinkar se prend en selfie. Cette jeune professeure de fitness iranienne forme de sa main le “V” de la victoire. Une longue larme de sang coule sur sa joue. Elle a été blessée à l’œil lors d’une manifestation à Téhéran le 15 octobre 2022.
Un mois avant, le 16 septembre, la mort en détention de la jeune Kurde iranienne Mashsa Amini (22 ans) – arrêtée par la police des mœurs pour non-respect de la tenue vestimentaire islamique – embrasait tout le pays. Un an après, la rédactrice photo et la journaliste du Monde Marie Sumalla et Ghazal Golshiri livrent au public de Perpignan un témoignage rare et précieux de cette lutte pour la liberté. Certainement l’exposition la plus marquante de ce 35e Visa.
Lorsque la révolte débute, très peu d’images sont à la disposition de la presse. « Le monde n’a jamais été autant photographié, les photojournalistes jamais aussi nombreux, pourtant l’information par l’image, vulnérable et décisive à la fois, n’aura jamais autant échappé aux professionnels », constatent les deux journalistes. Demeure alors un espace d’information direct, difficilement contrôlé par le régime, qui informe de la situation heure par heure : les réseaux sociaux. Internet est pourtant coupé, Instagram et WhatsApp bloqués, mais les Iraniens utilisent les logiciels anti-filtrage pour se connecter et partager des milliers de photos et vidéos, autant de preuves de la répression violente du soulèvement.
Il faut alors vérifier chaque source, le lieu de la photo, la véracité de la vidéo, la date de prise de vue… Se forme au Monde une cellule d’investigation autour de deux experts iraniens, Farzad Seifikaran et Payam Elhami. « On a voulu montrer un éventail de la répression exercée sur les manifestants, des arrestations sommaires… Ces gens nous ont fait confiance, ces images sont là pour être partagées avec vous, pour que leur sort soit connu », explique Marie Sumalla. La grande majorité des photographies présentées sont créditées « Photographe anonyme ». Elles documentent les violentes arrestations en pleine rue, les blessures par balle des manifestants, et surtout l’incroyable courage de celles et ceux qui se dressent face au pouvoir iranien.
La répression sanglante, les pendaisons publiques au sommet des grues, les arrestations dans les universités peuvent stopper les manifestations, mais seulement un temps. Le peuple iranien ne s’arrêtera pas là. C’est que semble nous dire ce groupe de jeunes filles réalisant un clip de danse aux pieds des immeubles de Téhéran, les cheveux au vent, dans une chorégraphie libérée. Elles risquent toutes la prison.
Ce cri de liberté nous parvient grâce au pointilleux et colossal travail de ces journalistes. « Contre les fake news, si vous voulez avoir des informations sur l’Iran, sur des régions délaissées par l’actualité, il y a une chose à faire c’est s’abonner à la presse, il faut la soutenir, sinon on ne peut pas faire ce travail là. C’est notre responsabilité à tous », rappelle Marie Sumalla.
Le pays le plus triste au monde
Lui aussi est Iranien. Mais c’est de l’Afghanistan dont nous parle Ebrahim Noroozi de chez Associated Press (AP) : « Le pays le plus triste au monde et le pire pays pour les femmes. » Un an de travail, récompensé par le Visa d’Or Magazine, sur l’agonie d’une population livrée aux mains des talibans depuis leur retour au pouvoir en août 2021.
Les visages des mannequins dans les magasins ont été recouverts de sacs poubelles, le travail des enfants est en hausse – une récente enquête de Save the Children estime que dans un foyer afghan sur deux, les enfants doivent travailler juste pour que la famille puisse manger -, les femmes sont devenues quasi invisibles, interdites d’aller au collège et au lycée les filles assistent à des cours clandestins, les toxicomanes shootés à la méthamphétamine et à l’opium jonchent les rues de Kaboul et les montagnes environnantes. Selon le Programme alimentaire mondial des Nations unies, la moitié de la population (40 millions de personnes) est dans une situation de faim aiguë, et 6 millions sont au bord de la famine. En atteste la photo de trois enfants, les yeux écarquillés devant une pomme apportée par leur mère. L’image vous hante.
L’Ukraine, des deux côtés de la ligne de front
Évidemment, Visa ne passe pas à côté de l’Ukraine. Plusieurs expositions y sont consacrées (Tyler Hicks, Dimitar Dilkoff). Retenons le remarquable travail de Nanna Heitmann (Magnum Photos). « Guerre est paix » couvre les deux côtés de la ligne de front entre la détresse des populations civiles ukrainiennes dans les villes assiégées et la perception du conflit dans la société russe. Pendant que des habitants de la ville occupée de Lyssytchansk font la queue pour récupérer un peu de nourriture, encerclés par des blindés et un soldat au treillis flanqué du “Z”, les feux d’artifices éclairent la nuit moscovite et la place Rouge lors d’un défilé militaire. « Depuis mon retour [en Russie] en juin 2022, je cherche à établir un compte rendu historique des événements qui se déroulent autour de moi, afin de mettre en lumière le fossé entre la réalité de la guerre en Ukraine et la perception biaisée de la guerre cultivée par et pour la société russe », témoigne la photographe de 29 ans.
Comment expliquer un tel décalage avec la réalité ? La télévision d’État est la principale source d’information pour un grand nombre de Russes et « les catastrophes et vagues d’oppression se sont succédé pendant un siècle, ce qui a fait naître chez de nombreux Russes une forme d’acceptation passive et de léthargie qui sert bien Poutine », ajoute Nanna Heitmann. Mais depuis l’automne 2022, la donne a changé, l’unité interne voulue par Moscou vacille. « Ils ne sont que de la chair à canon », lance une femme dont le mari est envoyé dans un camp d’entraînement.
À Bakinskaya, ville proche de la mer Noire, les croix orthodoxes des tombes des mercenaires de Wagner s’étendent sur des dizaines de rangées enneigées. Avec la mobilisation nationale, 300 000 hommes ont été envoyés au front, mal équipés, pas préparés. Selon les observateurs internationaux, jusqu’à 200 000 soldats russes seraient morts depuis le début du conflit. « Savez-vous pourquoi l’Empire russe est tombé ? », questionne un vétéran. « À cause du nombre de cercueils qui revenaient des fronts de la Première Guerre mondiale dans les villages où vivaient les morts. »
Poutine a le sens de l’Histoire. Pour perdurer, il faut former les nouvelles générations. « Les programmes scolaires à travers la Russie sont inondés de leçons et d’activités parascolaires axées sur le patriotisme et les sujets militaires », illustre la photographe. Depuis des années déjà, le Kremlin prépare les esprits à une guerre longue, pas seulement contre l’Ukraine, contre l’Occident.
Guerre climatique
Depuis plusieurs années maintenant, une autre guerre longue occupe les salles de Visa, celle des enjeux climatiques. Différentes écritures s’expriment, certaines plus familières, comme Pascal Maitre et sa série sur « le charbon de bois, l’or noir des pauvre », d’autres plus étonnantes : Nick Brandt et ses portraits posés entre hommes et animaux, plus photojournalistique qu’il n’y paraît. Ou encore les noirs et blancs de Ian Berry et son tour du monde de l’eau.
L’eau est nourricière. Elle parcourt aussi le superbe récit d’Emily Garthwaite le long du Tigre, ou Didjla en arabe, à la rencontre de l’Irak. Portrait d’un pays, de ses traditions, de son futur, de ses souffrances, intimement lié au célèbre fleuve, berceau de la civilisation.
L’eau est aussi menace. L’île de Jean-Charles, située dans les marges côtières de la Louisiane, est peu à peu grignotée par la montée du niveau des océans – chaque heure, c’est l’équivalent de la surface d’un terrain de football qui est ici englouti -. En cause également : l’érosion côtière et l’exploitation pétrolière. Réduite à 3 km de long sur 300 mètres de large, l’île a perdu 98% de sa surface depuis 1955. 48 millions de dollars ont été investis en 2016 par l’Etat pour reloger ceux qu’on a appelés « les premiers réfugiés climatiques des Etats-Unis ». Pendant 7 ans, la photographe Sandra Mehl a suivi l’exode de ces habitants attachés à leur terre d’origine, obligés de commencer une nouvelle vie dans des lotissements d’accueil, impersonnels, situés 70 km dans les terres. Certains ont décidé de rester, d’autres n’ont pas pu profiter des aides de l’Etat et s’adaptent à l’inévitable.
Aux Etats-Unis encore, la décision de la Cour suprême sur la possibilité pour chaque État de réglementer l’accès à l’avortement est au coeur du touchant témoignage de Stéphanie Sinclair. La photographe illustre avec sensibilité le désarroi des médecins et des patientes du service de médecine fœto-maternelle de la clinique de Cleveland face à ce changement brutal de politique sur l’avortement.
Le passé n’est jamais mort, nous prévient Mark Peterson, reprenant les mots du romancier américain William Faulkner. Le pays à la bannière étoilée n’en a pas fini avec ses traumatismes. Les drapeaux confédérés claquent plus que jamais au vent des manifestations, le réveil des groupuscules néonazis s’exhibe en pleine rue comme les tatouages de croix gammées.
Le rêve américain s’entache. A l’Ouest, les rois prépubères de la tech croisent les sans-abris du « California Dreamin » (Darcy Padilla). Suivies par la photographe Laura Morton, ces têtes pensantes de nos sociétés futures, version Aldous Huxley, organisent des soirées « Lama et réalité virtuelle », développent des applications sociales pour exprimer ses émotions et échangent derrière des casques VR. Quand le monde ne tourne pas rond, il est plus simple de le fuir que de le regarder en face.
La 35e édition du Festival International du Photojournalisme Visa pour l’Image se tient à Perpignan jusqu’au dimanche 17 septembre 2023. Palmarès des Visas, prix, bourses de l’édition 2023.
Le Festival s’expose aussi à Paris du 16 au 30 septembre au cœur du Parc de la Villette. Le week-end du 22 et 23 septembre deux soirées de projections sont organisées à la Grande Halle de la Villette.