« Où sont les journalistes bordel ?! » La phrase éclate à l’aube d’un nouveau jour en enfer à Marioupol, ville martyre ukrainienne des bords de la mer d’Azov sous les assauts russe depuis l’invasion du 24 février. Une dizaine de soldats ukrainiens viennent exfiltrer Evgeniy Maloletka et Mstyslav Chernov. Les deux photojournalistes et vidéastes ukrainiens de l’agence américaine AP (Associated Press) ont été pendant vingt jours les seuls yeux du monde posés sur l’agonie des civils piégés sous un tapis de feu. Leur travail est exposé à Visa pour l’image.
Le festival international de photojournalisme de Perpignan (France) est marqué cette année par le retour du tragique en Europe. La 34e édition rappelle aussi les autres drames du monde qui semblent déjà si éloignés : la reprise de l’Afghanistan par les Talibans (Andrew Quilty), la descente aux enfers du Liban (Tamara Saade), la crise migratoire (Sameer Al-Doumy)… Les grands noms sont célébrés et les merveilles du monde offrent une respiration.
Les yeux témoins du conflit russo-ukrainien
« En revoyant ces photos, j’ai du mal à réaliser que j’étais vraiment là-bas. Marioupol, c’était l’enfer. » Evgeniy Maloletka est venu à Perpignan avec son ami et collègue vidéaste Mstyslav Chernov. Les deux trentenaires continuent de couvrir le conflit mais restent marqués par ce qu’ils ont vécu pendant ces vingt jours de chaos.
Forgés par la guerre qui ronge leur pays depuis des années, ils ont commencé à travailler ensemble en 2014, dans le Donbass. Il y a eu aussi l’Irak, l’Afghanistan… « Mais ici c’est forcément différent, c’est notre peuple. »
Les images qu’ils ont pu envoyer à leur agence depuis une ville coupée de toute communication avec l’extérieur ont fait le tour du monde. Une femme enceinte ensanglantée sur une civière, sortie de la maternité bombardée, qui perdra son enfant et succombera à ses blessures. Un bébé de 18 mois mortellement blessé, porté par ses parents anéantis. Les corps amoncelés à la hâte dans les fosses communes entre deux bombardements… « Il faut que les photos soient brutales pour que l’on comprenne la réalité de ce qu’il s’est passé », insiste Evgeniy Maloletka qui a reçu pour ce travail le prix Visa d’or news. En leur absence, l’impunité russe aurait été totale. Leurs photos ont été qualifiées de mise en scène par Moscou, ils ont été traqués. Lorsqu’il a fallu partir – leurs noms étaient inscrits sur une liste noire – et après avoir passé quinze checkpoints russes, cachés dans une voiture au milieu d’un convoi humanitaire, « le sentiment d’abandon était terrible », confient-ils. Plusieurs mois après, ils poursuivent leurs investigations sur la ville où flotte désormais au-dessus des ruines le drapeau russe.
Mstyslav Chernov veut retourner dans sa Kharkiv natale, à l’Est. Mais les images de ces vingt jours ne le lâchent pas. « Mon cerveau essaye d’oublier mais mon esprit est rempli de Marioupol. »
Chaque regard à Visa sur le conflit est précieux. Comme celui du Danois Mads Nissen, récompensé par le Visa d’or de la presse quotidienne internationale. Lucas Barioulet pour Le Monde a couvert le quotidien de la guerre. Daniel Berehulak pour le New York Times témoigne de l’effroi de Boutcha. Il ne faut pas manquer non plus la chronologie ukrainienne en images de Sergei Supinsky. Depuis la couverture de l’indépendance du pays le 24 août 1991 – il a alors 35 ans – jusqu’à aujourd’hui, le photographe de l’Agence France Presse (AFP) donne de précieuses clés de compréhension aux tensions historiques entre Kiev et Moscou.
Un autre œil rare et essentiel : celui côté russe de la photojournaliste Elena Chernyshova. Magasins de marques occidentales déserts, militarisation de la société, dénonciation encouragée des actes antipatriotiques… Son témoignage photographique tire une partie du rideau noir tombé sur la Russie depuis six mois. Là où il n’est pas question de guerre, mais « d’opération spéciale ».
Respirations et pas de côté
Le festival s’autorise aussi, comme une respiration, à l’émerveillement et à l’évasion. Des étendues de l’Antarctique avec la mission de la goélette scientifique Tara, partie entre les géants de glace à la rencontre de l’infiniment petit (Maéva Bardy), à l’Alaska survolée par une communauté d’aviateurs, dont beaucoup d’aviatrices (Acacias Johnson), en passant par les profondeurs et le bestiaire fascinant du monde marin capturé par Alexis Rosenfeld, malheureusement en proie aux conséquences de l’activité humaine comme la surpêche (George Steinmetz): Visa garde aussi un oeil sur les enjeux environnementaux.
Eugene Richards, Françoise Huguier, Alain Ernoult et Goran Tomasevic ont les honneurs de belles rétrospectives. On s’amuse devant la grande comédie politique capturée par l’objectif espiègle de Jean-Claude Coutausse pour Le Monde. On s’étonne aussi – agréablement – de voir la scénographie classique du festival s’adapter à l’installation originale de l’enquête vertigineuse de Paolo Woods et d’Arnaud Robert sur la consommation folle des médocs dans le monde : Happy Pills. Un pas de côté réjouissant dans une 34e édition dense et riche.
Visa pour l’Image, Perpignan. Expositions ouvertes tous les jours au public et gratuites à voir jusqu’au 11 septembre dans plusieurs lieux de la ville et en ligne sur www.visapourlimage.com