Walker Evans, Dorothea Lange, Edward Weston, Robert Frank, Lee Friedlander, Esther Bubley, Emil Otto Hoppé… Les pionniers de la photographie s’invitent dans la nouvelle exposition du Saint Louis Art Museum (SLAM), sis au cœur de cette deuxième plus grande ville de l’État du Missouri. Le curateur Eric Lutz, conservateur associé des estampes, dessins et photographies de l’institution américaine, nous plonge ici dans l’esprit de la route, symbole intemporel de la culture américaine.
L’exposition « In Search of America : Photography and the Road Trip » examine ainsi comment le médium, l’automobile et les voies routières ont révolutionné la vie moderne en Amérique et sont restés depuis profondément liés. Plus encore, elle montre la façon dont les artistes ont été guidés et façonnés par ces rubans de bitume.
Des visages et des routes
« Chaque voyage est une aventure. Notre pays est fait pour les longs périples. », déclarait Stephen Shore, l’un des grands dépositaires de l’imagerie américaine, dans son premier livre consacré au road trip photographique. Depuis plus d’un siècle, le concept du voyage sur la route alimente la fascination de tous ces créateurs d’images pour le paysage vernaculaire et social de l’Amérique. Entre travaux documentaires, artefacts de la culture routière et paysages désertiques du Sud-Ouest, le SLAM rassemble de véritables « trésors nationaux » à travers plus de cent œuvres, dont la moitié provient de sa collection.
L’accrochage fait ainsi place aux travaux emblématiques de Dorothea Lange – sa série iconique au long cours sur la Grande Dépression -, de Walker Evans – American Photographs, 1938 -, de Robert Frank – The Americans, 1958 – ou encore d’Edward Weston – son illustration photographique de l’édition spéciale de Leaves of Grass de Walt Whitman, 1942 -.

D’autres porte-étendards ont été attirés par les nouvelles villes et les paysages naturels, axant leur regard sur les commerces et les éléments architecturaux autour des réseaux routiers et autoroutiers. « Lee Friedlander a montré son affinité pour le fouillis quotidien de poteaux, de fils électriques, de lampadaires, de parkings et de bâtiments commerciaux qui bordent les rues américaines typiques, mais qui sont souvent négligés. », explique Eric Lutz. « De son côté, ce que Jim Dow appelait “America roadscape” comprenait des stations-service, des restaurants, des motels, des cinémas drive-in, des enseignes lumineuses et des attractions routières telles que des sculptures de dinosaures. »
Regards dans l’ombre
L’institution muséale présente également des œuvres de photographes moins connus du grand public, mais tout aussi d’importance dans l’imagerie routière. À l’exemple d’Esther Bubley (1921-1998). Cette protégée de Roy Stryker, alors chef de la section historique de la Farm Security Administration (FSA), s’est fait un nom durant l’âge d’or du photojournalisme. Elle est connue entre autres pour sa série Bus Story (1947), mettant en lumière le rôle des voyages en bus longue distance dans la vie américaine.
Cette section marque ainsi la contribution des femmes dans cette première partie du 20e siècle face aux difficultés pratiques et aux préjugés de leurs homologues masculins. Le travail de Marion Post Wolcott (1910-1990), soutenue par les photographes Ralph Steiner et Paul Strand, est en outre exposé. « Elle voyageait souvent seule et conduisait de nuit pour effectuer ses missions pour la FSA. », indique Eric Lutz. « Elle devait non seulement emprunter des routes mal balisées, mais aussi chercher des endroits sûrs pour dormir et entretenir son appareil photo et sa voiture. »


Plus loin, figurent celles de Russell Lee (1903-1986). À l’instar de ses acolytes précités de la FSA, comme Dorothea Lange et Walker Evans, cet ancien ingénieur chimiste devenu photographe a sillonné les petites routes du pays pour documenter les transformations profondes de la Grande Dépression, de la ségrégation et de la Seconde Guerre mondiale. On découvre aussi des œuvres de Ben Shahn (1898-1969), Steve Fitch (1949-), Frank Gohlke (1942-), Joel Sternfeld (1944-), et même plusieurs photographies d’inconnus prises dans les années 1910.
Paysage en pleine mutation
Emil Otto « E.O. » Hoppé (1878-1972) est tout autant mis à l’honneur. Une place plus vaste lui est d’ailleurs attribuée. Pilier du portrait, du voyage et de la topographie, il est le premier à avoir réalisé une étude photographique transcontinentale. Il a traversé les États-Unis en 1926, visitant plus de 120 villes et régions ; des aciéries de l’Est aux paysages désertiques du Sud-Ouest. « Il s’agit de la première présentation muséale de sa série à être montée depuis son achèvement il y a près d’un siècle », insiste Eric Lutz.


Dans son travail, Hoppé a été tout autant fasciné par les autoroutes, l’automobile, les usines Ford, les ponts, les gratte-ciels et l’extraction pétrolière que par les communautés amérindiennes et l’environnement naturel. « Son excursion jusqu’au pont Rainbow, dans le reculé Glen Canyon, dans l’Utah, a été, selon l’artiste, le point culminant de son voyage. Il est l’un des plus grands ponts naturels en pierre au monde à être resté inconnu en dehors des groupes autochtones jusqu’en 1909. »
L’exposition rappelle que dans les années 1920, le pays avait de nombreuses routes encore non goudronnées, avec des cartes localisées et peu détaillées. Ses vues et ses road trips ont ainsi donné lieu à Romantic America (1927), l’un des livres photographiques les plus richement illustrés sur les États-Unis à ce jour.
La route en continu
« In Search of America » poursuit son exploration itinérante au passage du 21e siècle avec Catherine Opie. Si elle est connue pour ses portraits de la communauté gay et lesbienne de San Francisco, la culture routière est une constante dans son travail. À travers Freeways (1994-1995), elle immortalise les autoroutes vides autour de sa maison de Los Angeles. Mais ici, figure une œuvre de sa série Domestic (1998), où elle parcourt les États-Unis sur plus de 14 500 kilomètres, photographiant des familles et couples lesbiens dans leur quotidien. Un témoignage de « l’absence flagrante de telles images dans les représentations traditionnelles ».
Enfin, deux œuvres de Kelli Connell, issues de son livre Pictures for Charis (2024), offrent un dialogue artistique avec des prédécesseurs. Elle pose ainsi un regard plus introspectif, revisitant la relation du photographe Edward Weston et de l’écrivaine Charis Wilson à travers l’un de leurs livres, California and the West (1940), qui sonde le Golden State en toute saison. De son obsession pour Wilson est né ce voyage qu’elle entreprend avec sa compagne Betsy dans les mêmes lieux où le couple a vécu et travaillé, contant sa vie face au paysage culturel changeant.


Entre hier et aujourd’hui, « In Search of America » réaffirme ainsi l’intérêt constant des photographes dans l’essor de la culture routière, où les rencontres fondent l’histoire et l’imaginaire. Le parcours se complète avec des films, de la musique et un concert multimédia « The Open Road : Sonic Landscapes », conçu par le Chamber Project St. Louis.
« In Search of America: Photography and the Road Trip » est à voir du 2 mai au 2 novembre 2025 au Saint Louis Art Museum dans la galerie 235 et la galerie 234 de Sidney S. et Sadie M. Cohen.
