Il y a quelques années, alors que je visitais des campus avec l’une de mes filles, nous avons fait un léger détour. Nous étions à environ quatre-vingt-dix minutes de route de New York ; nous avons emprunté quelques routes sinueuses, le long de la rivière Hudson, jusqu’à une maison de réunion quaker, située en face d’un lotissement construit à l’emporte-pièce. Là, dans le petit cimetière qui entoure la maison, se trouve la tombe du photographe W. Eugene Smith, avec une simple épitaphe gravée sur sa pierre : « Que la vérité passe avant tout ».
Je ne me souviens pas exactement quand j’ai connu le travail de Smith. Mais ses reportages publiés dans le magazine LIFE, tels que « Country Doctor », « Nurse Midwife » et « Spanish Village », ainsi que sa série de photos ultérieure « Minamata » ont eu une grande influence sur moi et mes idées sur les possibilités qu’offrent la photographie. J’ai appris que Smith avait été blessé pendant la guerre, qu’il avait consommé de la drogue et de l’alcool à la suite de cela, et qu’il passait ses jours et ses nuits dans sa chambre noire, travaillant méticuleusement à ses tirages. J’ai alors commencé à collectionner des livres à propos de son travail, et ces livres m’ont accompagné tout au long de ma carrière.
Deux ouvrages sur Smith, tous deux écrits par Sam Stephenson, Dream Street: W. Eugene Smith’s Pittsburg Project et Jazz Loft Project: Photographs and Tapes of W. Eugene Smith from 821 Sixth Avenue 1957-1965, viennent d’être réédités par The University of Chicago Press. Ils sont augmentés de nouveaux textes, et les reproductions des tirages ont été améliorées.
J’ai beau avoir un profond intérêt pour Smith, il n’est rien en comparaison de celui de Stephenson. Il a passé plus de vingt ans à effectuer des recherches sur le photographe et son travail, sillonnant les États-Unis, se rendant au Japon et sur de petits champs de bataille insulaires, dans l’océan Pacifique. Il a interviewé des proches de Smith, des historiens, des musiciens pour mieux comprendre le photographe et son travail, et ces recherches apportent un éclairage unique sur lui.
Or ce n’est pas un intérêt pour Smith ou la photographie qui est à l’origine de l’entreprise de Stephenson, mais pour la ville de Pittsburg. « Tout est parti pour moi de la ville de Pittsburg, qui continue à me fasciner. C’est une ville américaine unique. Puis j’ai entendu parler du projet inachevé de Smith à Pittsburg et j’ai été chargé par le magazine DoubleTake d’écrire un article à ce sujet avec une série de photographies inédites. En contrairement à ce que je pensais, l’article du magazine a rencontré un grand écho auprès du public. »
Le monde en image et en musique
En 1955, le journaliste et auteur Stefan Lorant, qui réalise alors un livre pour célébrer le bicentenaire de Pittsburg, charge Eugene Smith de réaliser cent photographies pour illustrer la ville. Smith (qui vient de démissionner du magazine LIFE) est censé y passer trois semaines, mais il va y rester un an, réalisant vingt mille photographies. Mais malgré l’ampleur de ce reportage (le plus ambitieux que Smith a jamais entrepris), quelques photos seulement seront montrées – jusqu’à ce que Stephenson entame ses recherches.
En 2003, Stephenson a enfin l’opportunité de publier un livre sur le projet de Smith, Dream Street, et d’organiser une exposition de son travail. Et Stephenson va aller encore plus loin. « Pendant que je travaillais sur ces projets, j’ai entendu parler de la volumineuse collection de bandes audio de Smith qui sont stockées dans ses archives photographiques à l’Université de l’Arizona. Je commençais à devenir un mordu du jazz, et quand j’ai vu des noms tels que Thelonious Monk griffonnés sur les étiquettes des bandes, cela a été décisif. Depuis, mon intérêt pour Smith n’a pas cessé de grandir. »
En 1957, après avoir quitté la maison qu’il partageait avec sa femme et ses enfants, Smith emménage au 8216 Sixth Avenue à New York. Le loft délabré de cinq étages est situé dans le marché aux fleurs en gros de la ville. Il est rapidement devenu un lieu de prédilection pour les musiciens, dont certains sont les plus grands noms du jazz à l’époque, notamment Charles Mingus, Zoot Sims, Bill Evans et Thelonious Monk.
« J’ai été fasciné par le travail underground sur le terrain que Smith a accompli dans son loft de New York. Il a documenté quelque chose dans ce loft qui, autrement, serait resté complètement inconnu. »
Dans tout le loft, Smith installe des microphones reliés à un magnétophone. Entre 1957 et 1965, il réalise près de quatre mille heures d’enregistrement de musiciens, de bruits de la rue, d’émissions de radio et de télévision, de sons des gens qui parlent et des activités quotidiennes dans le loft. Pendant cette période, il prend aussi près de quarante mille photographies de musiciens, d’autres occupants du loft, et de la vue par la fenêtre donnant sur la Sixième Avenue.
Stephenson pense que l’existence de ces bandes audio en dit long sur Smith en tant que photographe et sur ce qu’il tentait de faire. « Je me suis dit alors que la simple existence de toutes ces bandes en disait autant sur Smith que n’importe laquelle de ses photographies. Beaucoup de gens dans le monde de la photographie pensaient qu’il était égocentrique. Et ce n’est peut-être pas totalement faux. Mais alors pourquoi a-t-il fait ces enregistrements ? Il n’avait absolument aucune possibilité de les utiliser. Il n’aurait pas pu les présenter devant un public, sans parler du grand public du magazine LIFE pour lequel il avait travaillé. Ces bandes audios ne pouvaient, en aucune manière, flatter son ego. Autre chose était à l’œuvre, une autre sorte d’énergie ou de désir. Il tentait d’illustrer le monde entier en se focalisant sur ce qu’il pouvait réaliser dans son seul loft, en plein Manhattan. »
« Le chef-d’œuvre, ce sont les archives »
De tout le travail que Smith a accompli dans sa vie, « Dream Street » et « Jazz Loft » demeurent les deux séries les plus considérables, à la fois en termes de temps passé sur le projet et de nombre de photographies réalisées. Et ni l’un ni l’autre de ces projets n’a été achevé du vivant de Smith. Il a mis en pages quatre-vingt-huit photographies de Pittsburg pour une publication dans le magazine Popular Photography – et c’est à peu près tout. Les bandes audios et la série « Jazz Loft » sont restées dans l’ombre (bien qu’une photo ou deux aient été montrées, à l’occasion, ou incluses dans un livre).
Si l’on considère la vie et la carrière de Smith, où situer ces deux projets dans sa démarche ? Sont-ils plus ou moins importants que ce qu’il a accompli par ailleurs ? Sur quels critères peut-on juger l’œuvre d’une vie ? Et qu’apprend-on sur Smith en tant qu’homme et en tant que photographe lorsqu’on approfondit son travail ?
« Ce sont de loin les deux plus grands corpus d’œuvres de Smith. En termes de volume de matériaux et de temps consacré à ces deux projets, ils éclipsent le reste de son œuvre, même s’ils sont loin d’être aussi connus. Je ne dis pas, cependant, que cela fait de ces deux projets les œuvres les plus importantes de la vie de Smith. Mais peut-être qu’ils le sont, malgré tout. Ce qui parle le mieux de la vie de quelqu’un, est-ce l’activité à laquelle il a consacré le plus de temps ? Je n’ai pas vraiment la réponse. Un ou une artiste peut accomplir la performance de produire un chef-d’œuvre en un rien de temps. Ou bien, ils peuvent travailler dur pendant des années et ne jamais venir à bout de cette chose extrêmement ambitieuse qu’ils tentaient d’accomplir, cette chose dont ils ne sauront jamais vraiment ce qu’elle était. Je pense que les matériaux de Smith disent tout. Concrètement, ce qu’il a mis de lui-même dans ses projets est un legs important pour la postérité. »
En définitive, l’héritage le plus considérable de Smith réside peut-être dans ses archives. Sans cela, notre connaissance des séries réalisées à Pittsburg et dans le loft new yorkais serait restée largement incomplète. Ainsi, Stephenson estime-t-il avoir rendu justice au travail de Smith.
« Ces projets sont des chefs-d’œuvre tout simplement parce qu’ils existent. Le chef-d’œuvre, ce sont les archives. C’est ce à quoi j’espère que ces deux livres rendront justice – aux reportages dans leur ensemble et à la collection elle-même. »
Dream Street: W. Eugene Smith’s Pittsburg Project et Jazz Loft Project: Photographs and Tapes of W. Eugene Smith from 821 Sixth Avenue 1957-1965 sont disponibles The University of Chicago Press.
La biographie de W. Eugene Smith par Sam Stephenson, Gene Smith’s Sink: A Wide-Angle View est disponible ici. Ce livre est le résultat des vingt années de recherche de Stephenson. Il nous invite à voyager à travers vingt-neuf États, au Japon et dans le Pacifique pour explorer la vie de Smith, en suivant le fil conducteur de témoignages découverts dans ses archives.