C’était en 2011: une rencontre avec William Klein pour un article paru dans Images Magazine. On y perçoit à la fois l’homme et l’artiste. Un personnage qui ne pouvait laisser indifférent, comme en témoignent aussi Jean-Luc Monterosso, le fondateur de la Maison Européenne de la Photographie, ou la galeriste lyonnaise Catherine Dérioz.
William Klein. C’est un rendez-vous avec une légende. Une rencontre comme celle-là se prépare plutôt deux fois qu’une. On consulte sa biographie, on feuillette quelques-uns de ses livres mais on n’est pas plus à l’aise pour autant. Un parcours de plus de 60 ans, forcément, cela impressionne.
Même si ce n’est pas la première fois que l’on se voit. En arrivant chez lui, on se pose encore la question : par quel bout commencer ? L’impression de tout savoir et en même temps rien du tout.
William Klein et l’entrée de la photographie vers la modernité
L’histoire de la photographie, elle, raconte que William Klein marque déjà les années 1950 par une rupture parce qu’il bouscule l’ordre établi en imposant un style qui fait fi des règles : il recadre ses photos, joue avec les effets de flou et de grains, il a un penchant affirmé pour les forts contrastes, les bougés. Une révolution à l’époque.
L’histoire rapporte également qu’avec son livre New York paru en 1956 dont il réalisé lui-même la maquette, il fait entrer la photographie en modernité. A l’époque, l’agence Magnum Photos à moins de dix ans mais se bat pour que les photos soient publiées sans recadrage. Dans ce contexte, on comprend mieux que William Klein représente un nouveau souffle.
Pourquoi ? Comment ? Lui se souvient d’abord de la manière dont il a découvert la photographie. Le photographe a fait des études de sociologie et de psychologie pour finalement devenir peintre, graphiste à l’occasion.
Il connait déjà la photographie, explique-t-il, du moins celle de Jacob Riis, Lewis Hine ou encore Walker Evans (qu’il préfére à celle de Doisneau ou de Cartier-Bresson) parce que vers l’âge de 13 ou 14 ans il fréquente une école expérimentale « qui n’était pas trop regardante sur les absences des élèves ».
Avec deux amis, William Klein profite de cette liberté pour se rendre au MoMA dans les salles dédiées à la photographie. C’était il y a près de 70 ans, et malgré ses 83 ans, William Klein a le souvenir précis et l’esprit vif, toujours prêt à lancer une blague au moment où on s’y attend le moins.
Ainsi, il raconte ses relations actuelles avec un éditeur dont il doit se méfier sur les conseils d’un ami : « C’est un pirate », dit William Klein, avant d’ajouter l’air de rien, « beaucoup moins drôle que Johnny Depp ».
Passant du coq à l’âne, il poursuit : « Je suis venu à la photographie grâce à la peinture, je me suis dit que c’était peut-être pour nous les peintres abstraits dans la mouvance de Mondrian un moyen de sortir de de l’ornière. J’ai donc acquis une chambre noire et j’ai commencé à expérimenter, au départ sans appareil, juste en découpant des feuilles de papier noir que je faisais bouger, reproduisant l’effet de mes peintures abstraites. »
C’est en effet à partir de ce moment-là que William Klein commence à développer et agrandir ses photos. « Je me suis aperçu que les photos de ma femme faites en voyage n’étaient pas si mauvaises que cela si je pouvais choisir le cadrage et le tirage, doser le noir et blanc. »
Exposer différemment la photo
William Klein le photographe est en train de naître : « Les choses abstraites que je peignais ou que je faisais en chambre noire me frustraient. C’est cela qui m’a amené à réaliser des photos du réel parce qu’avec la photographie, on peut parler de la vie. » Il a alors le sentiment d’avoir une façon particulière de voir la vie et de la représenter, et c’est cela qu’il décide alors de montrer.
Aussi, au moment où il photographie New York, William Klein sait déjà qu’il veut faire un livre. Une issue logique car à cette époque les photographies ne s’exposent pas comme maintenant : « Dans la rue, je voyais les doubles pages… »
Photographe instinctif, il n’a ni règles ni limites : « Je me suis rendu compte qu’avec un négatif et une chambre noire on pouvait faire beaucoup de choses. Je savais que les photos normales pouvaient être tripotées, recadrées et tirées comme on voulait et cela m’excitait. »
Son livre paraît aux éditions du Seuil grâce à l’artiste Chris Marker dont il relate la rencontre comme si c’était hier : « Quand j’ai eu fini mon livre personne ne le voulait à New York. On disait que c’était trop anti-américain, trop sale, que cela donnait une vision négative de la ville. À Paris où je vivais, j’ai découvert la collection Petite Planète dirigée par Chris Marker au Seuil. Il a tout de suite dit: “je fais le livre ou je quitte la maison“. Il menaçait régulièrement de quitter le Seuil ! Marker a été mon guide. » Deux ans plus tard paraîtra Rome chez le même éditeur.
Autant William Klein avait décidé de réaliser New York, autant Rome voit le jour presque par hasard. Au départ, s’il se rend dans la capitale italienne, c’est pour assister le cinéaste Federico Fellini, mais il est déjà à Rome quand il apprend que le film est retardé. Nous sommes en 1957.
Après avoir hésité à rentrer, il décide de rester pour photographier la ville et faire un deuxième ouvrage : « C’était forcément différent de New York, qui était ma ville natale, cependant à Rome j’étais presque chez moi parce que je connaissais bien le cinéma italien qui était très à la mode. »
L’architecture, la vie de la rue, les anonymes, les célébrités se bousculent dans ce livre où scènes ordinaires alternent avec moments extraordinaires classés en cinq chapitres dans la première version éditée. Auxquels s’ajoute un sixième dédié à la mode dans une édition plus tardive avec des photographies de mode réalisées pour Vogue en 1960.
Suivront ensuite les ouvrages Moscou où, paradoxalement, se souvient William Klein, en tant qu’Américain et en pleine guerre froide, il n’a pas rencontré de difficulté à prendre des photos en pleine rue, et Tokyo tous les deux publiés au Japon. On sonne à la porte, le rendez-vous suivant est là, il est temps de quitter William Klein. A regret.
Oui, à regret. Car William Klein fait partie de ces personnes qui marquent les esprits de ceux qui l’ont rencontré occasionnellement et ceux qui l’ont côtoyé sur plusieurs décennies. Ainsi, Jean-Luc Monterosso et William Klein, c’est une longue histoire qui remonte aux prémices de l’ouverture de la Maison Européenne de la Photographie, institution pour laquelle le photographe avait une affection particulière : « Une maison de famille – de la famille photographique », avait-il déclaré pour le 10e anniversaire de l’institution en 2006.
William Klein, un artiste révolutionnaire unique
Pour Jean-Luc Monterosso qui travaillait avec lui à sa première rétrospective en Chine qui ouvrira en novembre prochain au Contemporary Image Museum de Chengdu (Chine), William Klein est, avec Robert Frank, un père fondateur de la MEP (Maison Européenne de la Photographie), à Paris: « Il a bouleversé l’histoire de la photographie contemporaine par son refus des règles et sa radicalité. Il a changé la manière de photographier – très frontale. »
« Et en même temps, il est par excellence l’incarnation de la Street Photography, comme le prouvent ses livres sur New York, Rome, Moscou, Tokyo et Paris. Dans la mode – dont il n’aimait pas le milieu comme le prouve son film Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966) – il a, encore une fois, été sans tabou. Mais là encore, William Klein a innové en photographiant les mannequins dans la rue au téléobjectif au milieu de la circulation. »
« Il est aussi unique parce que c’est un artiste complet : peinture, photographie, cinéma, graphisme… il allait au bout des choses, aussi bien pour les maquettes de ses livres que pour les scénographies de ses expositions qu’il réalisait lui-même », poursuit Jean-Luc Monterosso. « D’une énergie, créativité et curiosité insatiable, il accumulait les images dans l’espace, les faisant se télescoper pour un résultat spectaculaire. »
Le fondateur de la MEP se souvient surtout de William Klein comme un homme de conviction : « C’était aussi un homme engagé contre l’American way of life, le dollar roi, etc. et qui avait des convictions politiques fortes… D’un humour provoquant, parfois dur, mais toujours pertinent et affectueux, et fidèle en amitié comme en amour. Avec sa disparition, le 20e siècle se referme. »
William Klein vivait depuis le milieu du siècle dernier dans un appartement en face du jardin du Luxembourg à Paris, décoré des toiles de sa femme. Ces dernières années, on pouvait encore le croiser en chaise roulante à des événements photographiques, comme aux intronisations de photographes à l’Académie française, ce qui témoignait de son insatiable amour pour cet art.
Il aimait aussi parfois afficher un caractère grognon ou provocateur, gardant cet esprit anticonformiste, presque brut, qui avait fait sa légende, tout en restant attaché à ceux qui l’avaient aidé à faire évoluer la photographie.
C’est le cas de Catherine Dérioz, directrice de la galerie Le Réverbère (Lyon), à laquelle William Klein est resté fidèle depuis 1991, et qui rappelle que c’est là qu’il a montré ses contacts peints pour la première fois, dans les années 2000.
C’est également là qu’a été présentée sa dernière exposition en France, cet été, comprenant un tiers d’inédits : « William Klein nous a fait confiance jusqu’au bout. Je n’oublierai jamais notre première rencontre en 2011. J’avais peur, car il pouvait être caustique. Il venait de faire pilonner les exemplaires d’un livre à paraître chez Aperture, cela en dit long… “Je ne fais que des grandes expositions”, a-t-il répondu à ma proposition de l’exposer pour les dix ans de la galerie. Déstabiliser les gens était pour lui une façon de les jauger, il était plein d’humour. Sa photographie était comme lui, déroutante. William Klein a tout bousculé et ouvert des portes. »
Note: une partie de cet article est paru en 2011 dans le magazine Images.
Pour aller plus loin, visitez les sites de la Galerie Réverbère et du Chengdu Image Museum.
Photo de couverture: William Klein, Fondation Nationale de la Photographie, Lyon, 1978 © Jacques Revon