« Le paysan est le seul poète qui ne s’aperçoit pas qu’il est poète », disait l’écrivain Bernardin de Saint-Pierre. Sur le territoire de la baie de St Brieuc, je suis partie en quête de celles et ceux qui nous nourrissent. Sur le quai du port de Saint-Quay-Portrieux, sur une route de campagne à La Harmoye ou dans le café de Quintin, certains ont accepté de partager un petit bout de leur vie, de leur quotidien.
Voilà 3 ans maintenant que je partage régulièrement le quotidien d’agriculteurs et de pêcheurs, capturant leurs gestes et leur travail, me remémorant les moments passés avec mes grands-parents, pour construire la série On avait tous un paysan dans la famille.
À la sueur de leur front est le dernier chapitre de ce travail au long cours.
J’ai tenté de prendre le pouls de ce monde afin de saisir ce qui lie ces agriculteurs à leur terre, ces pêcheurs à leur mer. Je suis allée là où la vie s’immisce, dans une pâture où un paysan peine à faire avancer le troupeau, dans la pénombre d’une étable… Ce sont des moments vécus avec ces personnes que je voudrais partager, tel un carnet de voyages où les ressentis et les émotions prennent le pas sur les chiffres et les rapports.
À bord de l’Alcyon 2
15h. J’embarque pour la première fois à bord de l’Alcyon 2, un chalutier. Cézembre et Samy réparent les filets tandis que Thierry procède aux premières manœuvres. L’ancre est levée. Les lumières du port disparaissent petit à petit. Dans la cabine, Samy fait chauffer le café. Les duvets sont également préparés pour la nuit. « Il y a de moins en moins de poissons » , me dit l’un d’entre eux. De moins en moins de bateaux circulent aussi. Cézembre, 24 ans, porte dans la voix cet appel vers le large. « J’aperçois le bateau de la fenêtre de chez moi », me confie-t-il, emballé. Pêcheur, oui, mais marin avant tout, selon lui.
3h. Le bruit du métal crisse sous les chaînes. Samy et Cézembre enfilent en quelques secondes leur tenue de pêche et se retrouvent à l’arrière du bateau. Ils tirent de toute leur force le filet. La pêche n’est pas très bonne ce soir. Les mouettes dansent autour de nous à la recherche de leur festin. Au sol, les deux marins pêcheurs trient les poissons et crustacés dans de grands bacs bleus.
Le vent fouette leurs visages. Le chalutier tangue… « Je suis déjà passé par-dessus bord, un soir de tempête », me raconte Samy. Thierry enchaîne : « Je lui avais lancé un câble pour le sortir de là. Il s’est attaché et les machines l’ont remonté d’un coup sec. Il a atterri sur le pont, trempé de la tête au pied, on aurait dit un gros poisson. Mais ses bottes, elles, étaient restées dans l’eau. Et là tu ne sais pas ce qu’il a fait ? Il a plongé de lui-même pour aller les chercher ! »
Cela ferait-il partie du charme et du drame de ce métier ? Le filet une fois vidé est remis à l’eau rapidement pour un autre trait. L’équipage se charge alors du tri, de l’éviscération, du lavage et de la mise en glace. Il est temps de rentrer au port. Thierry tourne un bouton, et la musique, portée par le vent salé, monte à bord du bateau. Samy et Cézembre guettent l’horizon qui apparaît à mesure que le jour se lève. Les corps fatigués savourent en silence la satisfaction du travail accompli.
Travailler la terre, avec les siens
Retour sur terre au café La Vallée, à Quintin. Le doyen des agriculteurs est accoudé au comptoir, une gavroche sur la tête. Ce Café, il le connaît bien. C’est un repère pour les paysans des environs.
La lumière du matin perce timidement à travers la brume. La campagne est parsemée de jolies fermes d’autrefois en pierre. La plupart sont rénovées et converties en des habitations, souvent vides. D’autres, sont à l’abandon. Comme partout en France, celles et ceux qui cultivent la terre sont de moins en moins nombreux.
Sur les conseils de Jean-Paul, je retrouve ce matin, Danièle, agricultrice au caractère bien trempé et au grand coeur pour le café. Son fils, Samuel, est attablé. Anto, un ami de la famille est venu spécialement pour l’entretien des talus. Il repartira avec du bois pour l’hiver.
Munis de nos grandes bottes, nous traversons des prairies humides parsemées de grands peupliers qui tranchent l’horizon. Le casque aux oreilles, Samuel coupe des bouleaux, des chênes, et des noisetiers, dont les branches s’écrasent sur le sol. La rivière coule à quelques pas. En Bretagne et partout en France, la plupart des talus ont disparu. Ils ont été rasés. C’est la course à l’agrandissement. Au rendement.
D’ailleurs, Danièle et Patrick font partie des rares éleveurs laitiers du coin. « L’astreinte que représente un élevage bovin, le revenu qui n’est pas à la hauteur du travail et des investissement et le travail physique que cela demande font partie des facteurs qui expliquent ce constat », relate Mathieu Gaillet, animateur territorial aux chambres d’agriculture de Bretagne.
Le couple assure ensemble la traite du matin et du soir. Danièle les connaît bien ses vaches Holstein : « Elles ont chacune leur caractère, c’est comme les humains », raconte-t-elle d’un regard perçant. Dans la salle de traite, Samuel, leur fils, partage un moment avec sa fille lui montrant les rouages de la machine à traire. Il a décidé de prendre la relève.
Là où les champs plongent dans la baie
Un dimanche après-midi en sillonnant la campagne, près de Hillion, j’aperçois un agriculteur en train de réparer son tracteur près d’un hangar de couleur grisâtre. Les champs qui entourent la ferme semblent se noyer dans la baie brumeuse de St Brieuc. Sébastien me propose de revenir le lendemain pour nourrir les vaches.
J’arrive au petit matin et la pâle lumière de l’hiver n’a pas encore chassé la nuit. Sébastien et Philippe nourrissent les veaux tandis que le chien s’amuse dans la paille. Deux d’entre eux partiront à Lamballe pour la vente au cadran. Sébastien les prend dans les bras et les fait monter au dos de son véhicule. Philippe, pendant ce temps, nettoie la grange et veille à ce que le robot de traite fonctionne bien.
« C’est dommage que l’intérêt économique ait pris le pas sur l’amour du métier », dit-il en nettoyant la paille. On sent qu’il les aime ses vaches. Il leur parle. Fils d’agriculteur, Philippe est devenu salarié. Avoir une ferme, ce sont de lourdes responsabilités économiques. Il y a moins en moins de ferme dans la baie… c’est la course à l’agrandissement.
En arrivant à Lamballe, on entend du haut-parleur l’animateur de la vente au cadran scander la race des veaux et leur poids. Deux anciens éleveurs observent la scène d’un regard concentré. Ils sont venus pour suivre les vaches de leur fils respectif. D’autres, semblent être venus par nostalgie.
Peut-être accompagnaient-ils leur père ici lorsqu’ils étaient enfants ? Se souviennent-ils du temps où les vendeurs venaient faire défiler les vaches tenues à la corde dans la cour des fermes ou sur la place du village ? Les vaches attendent à la file, anxieuses. Désormais, c’est une barrière métallique qui leur fait signe d’avancer. Elles défilent une par une sous les yeux des acheteurs installés sur des bancs en bois surélevé, observant attentivement l’animal par-dessous leur lunette.
Un peu plus à l’écart, un éleveur attend impatiemment que sa vache soit appelée. Je cherche des détails à photographier. Le mouvement d’un animal, des regards… La corde que tenait un employé pour emmener les veaux attire mon attention. En la photographiant, un éleveur m’interpelle. « Tu sais, cette corde me fait penser à autre chose… », « Alors, tu l’as vu ? », me demande l’éleveur juste avant de partir. Il me montre d’un geste hésitant la facture: « Elle est vendue… » J’apprends par un ancien éleveur que ce dernier n’avait pas le moral, obligé de vendre ses vaches pour survivre.
Avant de partir, je croise Jean-Christophe, 25 ans, en train de nettoyer les camions. Son papa est agriculteur avec une ferme de 40 hectares et s’apprête à prendre sa retraite. Son regard en dit long sur la passion du métier qui l’anime. Il hésite à prendre la succession de son père, car la conjoncture est difficile. Il travaille 25 heures ici et aide le reste du temps à la ferme.
« Au départ, mon papa avait six vaches. Il a dû construire deux poulaillers de 1200 mètres carrés pour vivre », explique-t-il. Finalement, son père a pris la décision de vendre les vaches et s’est lancé dans l’élevage de chevaux de traite et de cochons sur paille. « Maintenant, on connaît le nom des GAEC [NDLR, Groupement Agricole d’Exploitation en Commun] et non plus des fermes… », dit-il avec regret. Comme si la ferme familiale disparaissait au profit de regroupements anonymes.
Prendre soin de la terre, des autres et de soi
Revenir sur les terres pour prendre soin des siens. À La Harmoye, Jessica, la trentaine, a fait le choix avec son compagnon Balla, de revenir à la ferme familiale pour être près de son père, Jean-Paul. Entourée de livres de médecine douce, permaculture et d’auto-suffisance alimentaire, Jessica me raconte son projet. Celui de devenir une paysanne herboriste qui veut prendre soin de la terre, des plantes, des animaux, de tout être qui l’entoure.
Elle souhaite sensibiliser les gens à l’importance d’une bonne hygiène de vie. La neige crisse sous nos pas. La serre vient d’être réaménagée. Sa maman élevait des veaux. Jessica souhaite transformer l’ancien bâtiment en lieu de stockage pour les outils et les fruits et légumes ainsi qu’un autre espace pour sécher les plantes médicinales et aromatiques.
Dans un ancien bâtiment de la ferme trône le tracteur Same de pépé Lucien d’un rouge éclatant. « J’en ai passé des heures sur ce tracteur pour labourer, semer et faire les foins, planter des choux, etc », confie Jean-Paul. Jessica s’en sert pour couper les herbes sur le champ. Sur ces terres, les liens familiaux contribuent au terreau et les outils y voient défiler les générations.
La ferme du Cèdre Bleu, une histoire de famille
À Ploeuc-L’Hermitage, je découvre une autre histoire de famille. Sur la liste des producteurs et fournisseurs du restaurant L’Aromatic, figure le nom de la Ferme du Cèdre Bleu. Ici, le tri des pommes de terre est une affaire de famille. Sur le tapis motorisé, les patates sautillent.
David, agriculteur, les trie en fonction de leur calibrage, aidé par sa maman, Monique. Stéphane, le beau-frère de David et son associé à la Ferme du Cèdre Bleu, s’occupe de la mise en sac avec Émile, 19 ans. Elles seront vendues à des collectivités, restaurants et écoles. « Plus jeune, je venais ici avec mon grand-frère. J’ai baigné dedans depuis tout petit », raconte celui qui est maintenant salarié dans la ferme. Son truc, ce sont les tracteurs.
Passionné par le matériel agricole, il aimerait ouvrir une entreprise de transport. On sent une belle complicité entre lui et Jean-Claude, père de David et paysan retraité. Jean-Claude sourit avec un regard qui respire la patience et la compréhension. Jean-Claude et Monique, parents de David, veillent au bon déroulement des opérations. David incarne la 4ème génération de paysans ici. « C’est une vie différente quand il y a une succession. C’est une satisfaction de voir que les enfants ont du travail sur place. Il y a une dynamique qui s’installe et on ne s’ennuie pas », confie Jean-Claude.
Le travail de Victorine Alisse est exposé au Festival Photo St Brieuc, jusqu’au 27 août 2023.