Y a-t-il eu un temps où Richard Avedon n’est pas été considéré comme le photographe par excellence, la référence ultime pour ceux qui ont grandi dans les années 1960 et 1970, fascinés par la fabrication des images ? Avedon, encore et toujours.
En 1995, lorsqu’il m’a rendu visite dans mon studio pour y faire une séance photo et m’a dit : « Tu peux m’appeler Dick », j’ai su que j’avais franchi un cap très important. Il était à l’époque le premier photographe du New Yorker et disposait, à ce titre, d’une certaine influence au sein de ce magazine reconnu internationalement pour la qualité de ses articles et de ses images. A Washington, il était en train de réaliser une série de portraits du cercle intime de JFK, dans le style qui lui est propre : les sujets, cadrés étroitement dans le dépoli d’une chambre photo Deardorff 8×10, posaient devant un fond blanc immaculé, dans une lumière crue contrôlée par un parapluie photo.
Trois assistants étaient arrivés de New York la veille avec quantité de matériel, et avaient organisé l’espace de shooting pour que Dick le trouve fin prêt le lendemain matin. Alors qu’ils s’affairaient aux derniers préparatifs, le premier assistant d’Avedon m’a demandé de remplacer quelqu’un pour le dernier test Polaroid. Cette photographie me donnera plus tard l’impression d’avoir été à deux doigts d’être photographié par le maître.
La musique Avedon
Le lendemain, alors que les sujets commençaient à arriver pour la séance photo, l’équipe a tiré un rideau entre l’espace de la photo et le reste du studio. Cela garantissait une certaine intimité. Seul le son des conservations passait cette frontière. Voici comment j’ai pu être témoin de la verve d’Avedon et de son irrésistible humour.
En parlant des photographies de Lee Friedlander, le cinéaste Joel Coen a récemment déclaré que « si tout art aspire à égaler la musique, alors Lee Friedlander est un jazzman qui a en main un appareil, et le son qu’il tire de son instrument est inégalé ». En écoutant Avedon, j’ai eu l’impression que l’on pouvait interpréter ses paroles comme des notes apposées sur une partition. Sa voix montait, descendait, serpentait, avec parfois le temps fort d’un rire et le temps faible d’une pause, tandis que le flash stroboscopique lançait ses éclairs familiers.
Pendant l’installation du studio, j’avais vu deux de ses assistants transférer des châssis porte-film 8×10 en un mouvement fluide – évoquant la section rythmique d’un combo jazz –, tandis que le troisième tenait un petit miroir pour réfléchir la lumière sur le visage du sujet. Chacun connaissait son rôle, et l’importance de la place qu’il fallait laisser au maestro. Debout à côté de l’appareil monté sur trépied, Avedon amadouait et cajolait ses sujets avec amour et respect, son pied tout prêt à appuyer sur le déclencheur à distance, tandis qu’il déterminait la prise de vue suivante.
Avedon 100
J’ai récemment repensé à cette expérience dans mon studio en voyant l’excellente rétrospective de son travail à la Gagosian Gallery de New York « Avedon 100 », réalisée à l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance. Elle présentait un aperçu fascinant de sa production. Dès l’entrée, le spectateur est frappé par le talent phénoménal d’Avedon, avec le tour de force qu’est le portrait panoramique à images multiples de Marilyn Monroe. Puis viennent ses images viscérales de la série « In the American West ».
À propos de l’exposition « Love Songs : Photography and Intimacy » (jusqu’au 11 septembre) organisée par le Centre international de la photographie de New York, Arthur Lubow écrit dans le New York Times que « ce qui peut être facilement transmis par la musique est insaisissable par la photographie, où les sujets deviennent trop facilement des performers et où l’intimité devient théâtrale ». Pour le dire simplement, comme le fait le photographe et bassiste David Wignall, « Nous exprimons la condition humaine à travers différents médiums ».
Entendre le travail d’Avedon m’a permis d’être témoin d’une œuvre d’art créée par la seule parole, et cette déconnexion sensorielle a fait s’envoler mon imagination. Je connaissais la plupart de ceux qui posaient, ces grands noms de la politique du gouvernement et du journalisme qui formaient le tissu officiel de Washington et dont les noms et les visages faisaient régulièrement la couverture des journaux, mais à cet instant, la vraie star, c’était ce magicien charismatique qui vivait et aimait la photographie plus que personne.
Livre : Avedon 100, publié par Gagosian, 318 pages, 100$