Cet album n°72 de Reporters sans frontières (RSF)*, Abbas, 100 photos pour la liberté de la presse, est dédié à un œil libre qui n’est plus. Le photographe Abbas Attar nous a quittés le 25 avril 2018. Fruit de plusieurs mois de travail réalisés notamment par Melisa Teo et Behnam Attar, l’épouse et le frère d’Abbas, l’ouvrage est un hommage précieux au maître franco-iranien de la lumière.
Né le 29 mars 1944 à Kash en Iran, avant de passer son enfance en Algérie et d’émigrer ensuite en France, Abbas Attar a commencé sa vie de photographe par la couverture des agonies du monde – Biafra, Vietnam, Chili, Irlande du Nord, Afrique du Sud…-. Il retournera dans son pays natal pour témoigner de la révolution islamique de 1979, découvrira l’âme du Mexique avant de réaliser un témoignage colossal sur les religions. A travers ce livre et le témoignage de son épouse, Blind revient sur l’œuvre d’une figure de la photographie.
« Achète une bonne paire de chaussures, et tombe amoureux »
Dans le calme du quartier Montmartre, à Paris, la lumière douce d’une matinée de mars éclaire l’imposante bibliothèque de l’appartement d’Abbas. Melisa Teo, son épouse, nous y reçoit. Les livres n’ont pas bougé depuis la disparition du photographe. Ils se tiennent toujours aussi droits, si bien classés par ordre alphabétique et par photographes. Henri Cartier-Bresson est rangé aux côtés de Robert Capa, une rangée plus loin, les livres de l’agence Magnum, la deuxième famille d’Abbas, se suivent rigoureusement. « Cartier-Bresson et Capa faisaient partie de ses modèles mais il aimait aussi beaucoup Edward Weston », confie son épouse.
Le photographe Ian Berry, frère d’arme d’Abbas au Vietnam, retient de son ami ce « perfectionniste absolu » : « aussitôt revenu de reportage, il sélectionnait, éditait et légendait rigoureusement ses images. Quand avec ma femme j’ai séjourné dans son appartement parisien, sa discipline m’a sauté aux yeux : pas une planche-contact en vue, à comparer à ma méthode passablement chaotique », écrit-il dans l’album de RSF.
Lui-même revendiquait cette rigueur dans chaque étape de l’exercice photographique. « Même quand je photographie le chaos, j’essaie de l’ordonner », lançait-il dans le touchant documentaire Abbas by Abbas réalisé par Kamy Pakdel.
L’exigence est la même sur le terrain. « Abbas prenait peu de photos. Il déclenchait vraiment quand il était sûr de la photographie. Il était toujours devant la scène. Même quand il y avait une foule. Il arrivait à se faufiler rapidement. Souvent je me demandais “mais où est Abbas ?” et il était déjà au premier plan », raconte Melisa Teo, qui a suivi le photographe sur de nombreux reportages et qui retient de lui le plus beau des conseils sur le métier : « Achète une bonne paire de chaussures, et tombe amoureux. »
Moment suspendu
Melisa Teo nous montre ensuite une photographie prise en 1972 à Belfast, en Irlande du Nord. Un mur s’effondre lors d’un incendie « vraisemblablement dû à l’IRA », dit la légende. Abbas déclenche et suspend la chute du pan entier de mur, le chaos de la scène est ordonné. Le lacet du tuyau tenu par le pompier au premier plan se répète dans le mouvement du filet d’eau qui en sort, qui, lui-même répond à la courbe du mur dans sa chute. L’œil imagine la suite. Le fracas et la fumée des ruines.
Dans les photos d’Abbas, le chaos s’ordonne et le temps poursuit sa course en dehors du cadre, les draps continuent de claquer au vent, les passants vont et viennent, l’histoire ne s’arrête pas. Une esthétique que le photographe nommera le « moment suspendu ».
La photo d’une famille se reposant dans un quartier de la Nouvelle-Orléans en 1968 illustre pour Abbas cette façon de photographier. Signature qu’il gardera comme un credo tout au long de sa vie. « La spontanéité – le moment suspendu – intervient au cours de l’action, dans le viseur. Elle est précédée par une réflexion sur le sujet et suivie par une méditation sur la finalité, et c’est là, dans ce moment exaltant et fragile, que la véritable écriture photographique commence : le séquencement des images », détaille-t-il dans ses écrits.
« Pour mener à bien cette entreprise, il est donc nécessaire de penser en écrivain. Photographier, n’est-ce pas “écrire avec la lumière” ? À une différence près : l’écrivain possède ses mots alors que le photographe est possédé par ses images, par les limites du réel qu’il doit transcender pour ne pas en être le prisonnier », précise le photographe. « Le noir et blanc, c’était sa façon de transcender la réalité, de la dépasser. Quand il utilisait la photographie en couleur c’était pour photographier la couleur en elle-même », ajoute son épouse, nous montrant les rouges vifs d’une cérémonie d’offrandes au Népal.
Le regard photographique se forge dans la fine connaissance des arts. Grand amateur de musique classique, la 7e symphonie de Beethoven en particulier, Abbas a puisé son inspiration chez les peintres. Rembrandt et Cézanne notamment. « Il ne peint pas l’enveloppe des êtres et des choses, mais leur essence. Il ne peint pas la réalité mais la transcende », dira-t-il à propos de ce dernier. Pour Rembrandt, c’est lors d’une visite au Rijksmuseum d’Amsterdam, devant le tableau Le Syndic de la guilde des drapiers, qu’Abbas définit véritablement le style qu’il adoptera pendant 60 ans. « Nous avons l’impression que le peintre les a surpris dans leurs délibérations, qu’ils parlaient avant l’intrusion du peintre et qu’ils ont repris leur discussion après. Leur réunion est suspendue. »
Quelques mois plus tôt, en 1970, il photographiait au Caire une famille pleurant la mort du Président Gamal Abdel Nasser. Des regards pointent vers l’objectif, d’autres scrutent au loin, les mains de la femme placée au centre s’apprêtent à s’appuyer sur le rebord de la fenêtre, où à s’en détacher. Elle tient un mouchoir dans la main droite. Les visages sont tendus, pensif. « J’avais réalisé un moment suspendu », écrit Abbas. « Mais c’est ce jour-là, devant le tableau de Rembrandt que [j’ai défini] le style qui restera le mien pendant près de 60 ans. »
Autre moment suspendu, cette photo de mode réalisée lors d’une commande à Paris pour le magazine Marie Claire. « Mes premiers pas dans la mode », écrit le photographe. Habillées en Yves Saint Laurent, neuf mannequins sont en pause, la séance photo va reprendre, assises, les mains dans les poches, le regard dans le vide, elles attendent. Évidemment le cliché ne sera pas retenu par le magazine. « Tant pis ! Mon choix va dans le portfolio de mes meilleures photos », se réjouit Abbas dans la légende.
Il suivra ensuite Christian Lacroix, Yves Saint Laurent, Karl Lagerfeld, immortalisera Ines de la Fressange allongée sur le divan de l’appartement de Coco Chanel… Un univers qu’il se plaisait à saisir en images. « Il se réjouissait tant de photographier. L’acte photographique était un plaisir absolu pour lui », confie Melisa Teo. « Il avait toujours son appareil avec lui. Il photographiait tout le temps. Même en famille, il disait parfois “don’t move, don’t move !” alors on ne bougeait plus », se souvient-elle tendrement.
Sur la route sacrée
« Une photographie nous en apprend parfois bien plus qu’un livre. Cette puissance est facilement vérifiable quand on se plonge dans l’œuvre d’Abbas », nous dit dans l’album RSF Shirin Ebadi, prix Nobel de la paix 2003, à propos de la couverture par Abbas de la révolution iranienne de 1979. Un épisode clé dans l’histoire de son pays natal, que le photographe couvrira des deux bords politiques avec la même rigueur, et qui le marquera profondément.
Affecté par l’arrivée des mollahs au pouvoir et par cette « révolution confisquée », il vivra ce carrefour historique comme un traumatisme, comme « la dernière fois que j’ai été vraiment photojournaliste ». Ses photos résonnent d’autant plus tragiquement aujourd’hui depuis la violente répression du soulèvement de la jeunesse iranienne causé par la mort de l’étudiante Mahsa Amini en septembre 2022 pour un voile mal ajusté.
La révolution iranienne est un tournant dans l’œuvre d’Abbas. Le Mexique sera sa première terre de renaissance. Le photographe change de temporalité, cherche la respiration d’un pays où « rien ne s’y passait ». Trois ans et de multiples voyages donnent naissance à Return to Mexico, Journeys Beyond the Mask (1992). L’écrivain mexicain Carlos Fuentes y rédigera une remarquable introduction après s’être imprégné des photos d’Abbas jusqu’à en rêver. « Abbas est un artiste, notamment parce qu’il imagine. Et imaginer, comme le disait Baudelaire, c’est saisir les relations entre les choses », écrit-il.
Saisir la profondeur des âmes sera la quête d’Abbas dans le projet qui le suivra jusqu’au crépuscule de sa vie. Nouant une relation avec Dieu « purement professionnelle », comme il aimait malicieusement le répéter, Abbas partira sur les routes des grandes religions monothéistes, au contact du chamanisme en Sibérie ou au cœur des cérémonies vaudous en Haïti. Quelques mois avant sa disparition, il était encore à Jérusalem auprès de la communauté juive. Avec toujours cette envie intacte de comprendre le lien entre les Hommes et le sacré, les folies inacceptables commises au nom de Dieu, l’évanouissement programmé du sens du merveilleux et du spirituel dans les sociétés modernes.
« J’ai trouvé en lui un véritable exemple de spiritualité, c’est quelqu’un qui ne la prêchait pas mais qui la vivait, dans sa générosité, dans son cœur pur », témoigne Melisa Teo. « C’est un exemple d’humanité, il croyait profondément aux valeurs humaines. Et pour lui, l’art représentait la plus haute forme de spiritualité. »
N’y a-t-il pas du merveilleux dans la photographie de ce moine bouddhiste et de son disciple en Thaïlande, assis sous ces toiles en forme de soucoupes volantes ? Et cette messe nocturne donnée par un abbé au Mali ? Abbas y saisira un instant de grâce. Que dire encore de la petite fille, modeste Vénus, se cachant les yeux avec deux crânes de sucre pendant le rituel du Jour des Morts au Mexique ? Dans le merveilleux et le sacré, Abbas nous parle de vie, de mort, de sens, d’essence, de profondeur des âmes, de mystère. Son regard vaut mille mots, et son œil est resté, jusqu’au bout, libre, rigoureux, curieux et profond.
Reporters sans frontières, 100 photos d’Abbas pour la liberté de la presse, 12,50 €. Disponible dans les librairies ou sur le site de RSF.
*Fondée en 1985, Reporters sans frontières œuvre pour la liberté, l’indépendance et le pluralisme du journalisme partout sur la planète. La vente des albums constitue une ressource essentielle pour Reporters sans frontières (30 % du budget annuel). Les bénéfices de ces ventes sont intégralement reversés à l’association.
Le Fonds de dotation Abbas Photos a été créé en 2018 pour protéger, préserver et promouvoir l’œuvre photographique d’Abbas. De nombreuses archives sont disponibles en consultation sur le site du Fonds pour continuer de donner à voir l’œuvre d’Abbas.