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ABC No Rio : l’esprit libre de New York

Conçu comme un  « centre de création artistique », ABC No Rio se place en marge des galeries classiques de New York.

À la fin des années 1970, le Lower East Side de New York n’est plus que l’ombre de lui-même. Le célèbre quartier ouvrier, qui abrite depuis longtemps les immigrants débarquant sur la côte est de l’Amérique, est devenu invivable – évoquant les horreurs dépeintes dans le livre mémorable du photographe Jacob A. Riis, paru en 1890, How the Other Half Lives.

Environ 80% du quartier est désert, car les propriétaires ont payé des incendiaires pour le détruire afin d’être dédommagés par les assurances, tandis que le gouvernement a fait arrêter les résidents qui restaient pour non-paiement d’impôts, d’où des kilomètres de bâtiments abandonnés et de terrains vacants. Alors que les squatteurs, les parias et les rebelles infiltrent la communauté à prédominance latino, une nouvelle scène artistique voit le jour.

Le 30 décembre 1979, le collectif d’artistes du centre-ville Colab (Projets collaboratifs) organise une « occupation tactique » et investit un bâtiment abandonné au 123, rue Delancey. Le jour du Nouvel An 1980, ils ouvrent au public The Real Estate Show, mettant en scène le travail collaboratif de 35 créateurs dénonçant la gentrification précoce de Soho et Tribeca, où se sont épanouies des communautés d’artistes.

Une vue de l'installation extérieure "Guggenheim Downtown" de Not For Sale à l'angle de la 10e rue et de l'avenue A, 1983. Photographe inconnu
Une vue de l’installation extérieure “Guggenheim Downtown” de Not For Sale à l’angle de la 10e rue et de l’avenue A, 1983. Photographe inconnu.

Le lendemain, des responsables du HPD (Département de la conservation et du développement du logement à New York) interviennent. Mais les artistes refusent d’abandonner la partie. Le 16 janvier, un accord est négocié, et la ville leur concède un lieu situé au 156 Rivington Street : ainsi naît ABC No Rio. Le centre d’art tire son nom d’une vieille plaque de cabinet de notaires et d’avocats où l’on lisait, à l’origine : « Abogado Con Notario ». Mais tant de lettres ont disparu, avec le temps, qu’il n’en reste qu’une curieuse combinaison poétique.

Régi par des administrateurs bénévoles – les artistes Bobby G, Rebecca Howland, Alan Moore et Christy Rupp -, ABC No Rio se définit comme un « centre de création artistique » conçu en réaction au monde de l’art et à la scène des galeries d’obédience capitaliste de New York, sectaires et organisées selon une hiérarchie.

Situé non loin d’une plaque tournante en plein air du trafic d’héroïne, ABC No Rio est souvent cambriolé et le bâtiment se détériore au fil des ans. Mais malgré tout, il devient rapidement une Mecque pour les artistes expérimentaux du monde entier, désireux d’exprimer leur créativité plutôt que de viser la richesse et la reconnaissance.

Pochoirs pour chiens sur la vitrine de l'ABC No Rio d'Anton Van Dalen, 1980. Photo d'Anton Van Dalen
Pochoirs pour chiens sur la vitrine de l’ABC No Rio d’Anton Van Dalen, 1980. Photo d’Anton Van Dalen.
ABC No Rio au 156 Rivington Street, vers 1981. Photographe inconnu.
ABC No Rio au 156 Rivington Street, vers 1981. Photographe inconnu.

L’art de la débrouille

Alan Moore, fondateur d’ABC No Rio dont il est un administrateur bénévole, emménage à New York en 1974 pour collaborer avec le magazine Artforum, dirigé par John Coplans. Là, il tisse rapidement des liens avec la scène expérimentale qui bouleverse le paysage de l’art. « Je me suis lié avec un groupe d’artistes nommé Colab, labélisé comme punk », rapporte Moore, qui vient de publier ses souvenirs dans un ouvrage intitulé Art Worker: Doing Time in the New York Artworld.

Raymond et Manny Acosta devant l'ABC No Rio. Photo par Bobby G
Raymond et Manny Acosta devant l’ABC No Rio. Photo par Bobby G.
Photo publicitaire du Cardboard Air Band au No Rio. De gauche à droite, Walter Robinson, Ellen Cooper, Bebe Smith, Kiki Smith, Christy Rupp et Bobby G, 1981.
Photo publicitaire du Cardboard Air Band au No Rio. De gauche à droite, Walter Robinson, Ellen Cooper, Bebe Smith, Kiki Smith, Christy Rupp et Bobby G, 1981.

Grâce à ABC No Rio, les créateurs introduisent l’esprit « Do It Yourself » propre au punk dans le monde de l’art. Mis au défi de faire vivre une galerie délabrée, sans moyens suffisants pour réparer les dégâts dus à la négligence, les administrateurs doivent s’associer avec les artistes prônant le confort bourgeois des « cubes blancs », ces espaces d’exposition aseptisés.

La première exposition, Artists For Survival, organisée par Jon Kellery dans le Lower East Side, dans le cadre d’une série de performances en faveur du désarmement, ouvre ses portes en mai 1980. Elle présente le travail d’une douzaine d’artistes, dont Tom Otterness et Stefan Eins, directeurs de Fashion MODA, dans le Bronx. 

« Je crois que l’idée des artistes de ABC No Rio, c’est que tout leur était fermé, et qu’ils devaient eux-mêmes créer des lieux pour promouvoir leur art, ce qui était anticapitaliste. C’était une démarche politique », explique Marc H. Miller, fondateur de Gallery 98, co-auteur du livre ABC No Rio Dinero: The Story of the Lower East Side Gallery (1985), en collaboration avec Moore.

John Fekner et Johnny "Crash" Matos, fresque murale de l'abri Fallout sur Suffolk Street, 1981. Photo par Jack Fekner.
John Fekner et Johnny “Crash” Matos, fresque murale de l’abri Fallout sur Suffolk Street, 1981. Photo par Jack Fekner.
Extrait de The Crime Show à l'ABC No Rio, 1982. Photo par Harvey Wang
Extrait de The Crime Show à l’ABC No Rio, 1982. Photo par Harvey Wang.

Celui-ci est du même avis. « L’occupation [de bâtiments abandonnés] était un projet politique », dit-il. « Nous représentions la ‘gauche lyrique’, selon les termes d’un écrivain dont j’oublie le nom. Nous avions une conscience sociale, indissociable de notre engagement culturel. Je ne pense pas qu’ABC No Rio ait servi à lancer des artistes, comme certains l’espéraient peut-être. »

Quoi qu’il en soit, les innovations de Moore et ses collaborateurs, administrateurs d’ABC No Rio pendant les trois premières années, ouvrent la voie à la légendaire scène artistique de l’East Village, qui se développera au milieu des années 1980.

Le tournage de Cave Girls dans le jardin de No Rio. De gauche à droite, Becky Howland, Judy Ross, Kiki Smith et Marnie Greenholz, vers 1981. Photo par Teri Slotkin.
Le tournage de Cave Girls dans le jardin de No Rio. De gauche à droite, Becky Howland, Judy Ross, Kiki Smith et Marnie Greenholz, vers 1981. Photo par Teri Slotkin.

Portrait d’une communauté

Bien que le Lower East Side ait été ravagé, il reste un quartier densément peuplé qui préserve sa culture contre vents et marées. « La communauté a été une source d’inspiration », dit Alan Moore. « Nous essayions d’être disponibles et de nous intégrer, pas seulement d’être un groupe d’artistes blancs s’amusant dans leur espace privé. »

ABC No Rio s’installe sur Clinton Street, dans le quartier des mariages, à côté d’un studio photo abandonné – ce qui inspire le photographe Tom Warren. « Tom pouvait se glisser dans le bâtiment arrière, qui était plein de vieilles photos réalisées au fil des ans », rapporte Moore. « Il les a collectées et exposées dans son studio photo installé dans la galerie. Il avait un appareil 4×5 et prenait des photos en noir et blanc des polaroids. Il gardait les négatifs et vendait les portraits pour 1 $. »

Monologue de Peter Fend devant une toile de fond de Judy Rifka à ABC No Rio : The Island of Negative Utopia, The Kitchen, 1984. Photo par Teri Slotkin.
Monologue de Peter Fend devant une toile de fond de Judy Rifka à ABC No Rio : The Island of Negative Utopia, The Kitchen, 1984. Photo par Teri Slotkin.
Leonard Abrams, éditeur de l'East Village Eye, Christy Rupp et Layne Redmond au No Rio, 1980. Photo par Alan Moore
Leonard Abrams, éditeur de l’East Village Eye, Christy Rupp et Layne Redmond au No Rio, 1980. Photo par Alan Moore.

À l’automne 1981, Warren réalise des portraits dans les locaux d’ABC No Rio, y installant un studio photo portatif – démarche qu’il poursuivra, dans d’autres lieux, durant toute la décennie. Ces portraits d’artistes aussi bien que de riverains sont reproduits dans un ouvrage récemment paru intitulé Tom Warren: The 1980s New York Art Scene – Portrait Studio / Visual Journal. Véritables portraits d’une époque, ils incarnent l’esprit communautaire de l’art interactif.

« Tous s’accordaient à mettre à distance l’abstraction et le formalisme, au profit d’un enracinement dans le monde réel », explique Marc H. Miller. « Les gens eux-mêmes voulaient être photographiés, pas être surpris en pleine rue, ou bien le genre de cliché que l’on montre à sa famille. Je revenais tout juste d’Amsterdam où je gagnais ma vie avec mon Polaroid, dans les boîtes de nuit et les bars, et cela ressemblait beaucoup à la manière dont travaillait Tom, au sens où les gens voulaient des photos d’eux-mêmes pour leur propre plaisir. »

Portrait d'un habitant du Lower East Side, tiré de l'exposition de portraits de Tom Warren à ABC No Rio, 1981. Photo par Tom Warren.
Portrait d’un habitant du Lower East Side, tiré de l’exposition de portraits de Tom Warren à ABC No Rio, 1981. Photo par Tom Warren.
De l'exposition Pas à vendre à l'ABC No Rio, 1983. Artiste inconnu ; Photographe inconnu.
De l’exposition Pas à vendre à l’ABC No Rio, 1983. Artiste inconnu ; Photographe inconnu.
Des jeunes de Suffolk Street posant devant la fresque de Bobby G sur Delancey Street, 1984. Photo par Ian Dryden.
Des jeunes de Suffolk Street posant devant la fresque de Bobby G sur Delancey Street, 1984. Photo par Ian Dryden.

Préservation et renaissance

Dès les débuts d’ABC No Rio, la photographie y occupe une place centrale, qu’il s’agisse de développer des tirages en chambre noire, d’exposer des œuvres ou de consigner des événements et des spectacles. Pour réaliser ABC No Rio Dinero, Alan Moore et Marc H. Miller ont compulsé un corpus extraordinaire d’archives visuelles, comprenant des photographies, des œuvres d’art, mais aussi des affiches, flyers, et autres publications éphémères, témoignant de l’énergie de l’esprit « Do it Yourself » de l’époque.

« Garder une trace était capital, dans l’art des années 1970, et cette tendance s’est confirmée par la suite, tout comme l’intérêt pour l’archivage », explique Miller. « Le but de ce livre a été de retracer l’histoire d’ABC No Rio avant 1983, date à laquelle Jack Waters et Peter Cramer, un couple gay profondément impliqué dans le théâtre, a pris la relève de la direction du centre. »

Jack Waters et Peter Francis se produisant dans l'arrière-cour de l'ABC No Rio, 1983. Photo par Toyo.
Jack Waters et Peter Francis se produisant dans l’arrière-cour de l’ABC No Rio, 1983. Photo par Toyo.
Kembra Pfahler et Samoa au spectacle Extremist, 1983. Photo par Toyo.
Kembra Pfahler et Samoa au spectacle Extremist, 1983. Photo par Toyo.

Si l’orientation artistique d’ABC No Rio a changé, au fil des ans, sa vocation d’être un centre communautaire culturel ouvert est restée la même. Les locaux d’origine ont été démolis, et l’on dessine actuellement les plans d’un nouveau bâtiment. Son objectif est d’être un centre communautaire et artistique polyvalent, comprenant une chambre noire, un atelier de sérigraphie, une bibliothèque consacrée à la microédition, un centre multimédia ainsi que des espaces consacrés aux performances artistiques, musicales, et aux activités éducatives et communautaires.

Art Worker: Doing Time in the New York Artworld est publié par le Journal of Aesthetics & Protest

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