Andy Warhol a compris la psychologie américaine mieux que quiconque. En faisant fusionner la culture de l’élite et celle des masses, il a inauguré, avec un aplomb sans précédent, une nouvelle ère du Pop Art. Jugeant que « l’art, c’est ce que vous pouvez en faire », Warhol le désacralise, revisitant avec humour la thèse de Walter Benjamin dans son essai fondateur de 1935, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Après s’être distingué en tant qu’illustrateur commercial dans le New York des années 1950, Warhol commence à sérigraphier des photographies de célébrités telles que Marilyn Monroe, Elizabeth Taylor et Elvis Presley, ainsi que des objets du quotidien – boîtes de soupe Campbells ou d’éponges Brillo, bouteilles de Coca Cola -, les élevant au rang d’œuvres d’art à part entière.
Amusant autant que flamboyant, le travail de Warhol est en complet décalage avec le monde de l’art du début des années 1960, dominé par les peintres l’expressionnisme abstrait. Avec sa célèbre perruque blonde, ses lunettes de soleil et ses déclarations énigmatiques, Warhol se forge un personnage efféminé et chic assorti à son travail, et s’impose comme queer sur une scène macho et homophobe.
Silver Factory
Brouillant les frontières entre art et célébrité, Warhol crée sa propre constellation de stars, dont il s’entoure dans sa célèbre Factory. La première incarnation du lieu, la Silver Factory, tire son nom de l’assemblage aléatoire de papier d’aluminium, de peintures argentées et de miroirs brisés tapissant les murs.
Certains, bien informés, songent que c’est le décor idéal pour des consommateurs de speed. Tous les autres jugent que c’est de l’avant-garde pure.
Mais la Factory est davantage qu’un atelier artistique ; c’est un milieu culturel en soi, réunissant des artistes, des musiciens, des écrivains, des performers, des gens du monde et des marginaux, afin de créer un nouveau type de bohème émergeant de la scène artistique new-yorkaise.
Entouré de superstars, Warhol produit de l’art, réalise des films et des happenings qui font régulièrement la une des journaux, bien avant que les grands noms de l’art contemporain ne se distinguent par leur culot.
Andy Warhol, dans l’ambiance du Velvet
Au printemps 1965, Andy Warhol, alors âgé de 37 ans, fait la une des journaux en annonçant qu’il abandonne la peinture pour se lancer dans le cinéma – un tournant génial dans son œuvre, avec la réalisation de films révolutionnaires tels que Sleep, « anti-film » de cinq heures et vingt minutes montrant l’artiste John Giorno dans son sommeil, et Blow Job, un court métrage muet où DeVeren Bookwalter reçoit une fellation (hors champ), le ralenti de l’image augmentant l’intensité de la scène. Mais la fortune sourit aux audacieux, et l’aplomb de Warhol ne fera qu’accroître son aura.
A l’automne 1965, le magazine LIFE demande à Steve Schapiro (1934-2022) de photographier Henry Geldzahler, un conservateur influent et l’un des amis et conseillers les plus proches de Warhol. Conscient de l’importance de la photographie dans la presse grand public, Warhol démontre alors largement son talent devant l’objectif, en posant avec aplomb et style.
Et son charisme l’emportant sur sa timidité, il fait entrer Schapiro dans son univers, l’invitant à Philadelphie pour sa première rétrospective muséale à l’Institute of Contemporary Art, puis à Los Angeles, pour l’exposition Silver Clouds présentée à la Ferus Gallery ainsi que pour un concert du Velvet Underground au TRIP.
Le sort a voulu que ces photographies ne soient pas publiées – mais au fil des ans, Schapiro a fait connaître quelques-unes de ses images d’Andy et de sa clique. Aujourd’hui, elles sont réunies pour la première fois dans un livre magistral récemment paru, intitulé Steve Schapiro. Andy Warhol and Friends, qui révèle la complicité entre les deux hommes, mettant ainsi en évidence l’interaction entre l’art et la vie.
Rassemblant des portraits de superstars telles que Edie Sedgwick, Viva, « Baby » Jane Holzer, les musiciens Nico, Lou Reed et John Cale, les galeristes Leo Castelli et Ivan C. Karp, les cinéastes Jack Smith et Paul Morrissey, et les artistes Ed Ruscha et Roy Lichtenstein, Steve Schapiro. Andy Warhol and Friends nous reconduit à un tournant de la contre-culture.
Je serai ton miroir
« L’Andy Warhol que nous adorons – celui des boîtes de soupe Campbell’s et des portraits de Marilyn, estimés à présent à deux-cents millions de dollars – a préexisté à la création de la Silver Factory. A ce moment-là, il en a presque fini avec la peinture », explique le critique d’art Blake Gopnik dans sa contribution à Steve Schapiro. Andy Warhol and Friends. « Lorsqu’il fonde la Silver Factory, il la conçoit, purement et simplement, comme un grand atelier d’art, mais ses assistants, en particulier Billy Name, invitent leurs amis, des accros au speed qui font la fête toute la nuit. Warhol les découvre comme il a découvert la sérigraphie : c’était un nouveau médium qui prenait vie dans son loft, et il était heureux d’observer ces gens et de les mettre au cœur de sa propre création artistique. »
Comme Marcel Duchamp, Warhol comprend la valeur du ready-made et l’intérêt de détourner les objets familiers pour remettre en question un statu quo. Et tandis que Duchamp détourne l’image de la Joconde, Warhol adopte une approche résolument américaine.
« Warhol était déjà l’un des illustrateurs commerciaux les plus prospères de New York, il savait donc comment introduire la publicité dans la culture par le biais des médias, et c’est la voie qu’il suivra en tant qu’artiste à partir de 1962 », explique Gopnik. « Il s’est intéressé aux aspects les plus quotidiens de la culture américaine, et a élevé ses produits au rang de créations artistiques, car ce que voulait avant tout Andy Warhol, c’est être un grand artiste d’avant-garde. Et en 1965, cela signifiait s’impliquer dans la culture pop – pas seulement en parler, mais en faire la source de son travail. »
« Le médium, c’est le message »
En 1964, le théoricien canadien de la communication Marshall McLuhan lance l’idée que « Le médium, c’est le message » dans son livre novateur, Understanding Media: The Extensions of Man. Dans un monde où la communication électronique commence à s’imposer, McLuhan réalise que la nature d’un médium détermine ce qu’il transmet – et non l’inverse.
Quel que soit le support du message – une photographie, une peinture, un film, un magazine ou un album musical -, le médium renforce nos compétences, tout en façonnant notre pensée et notre manière d’appréhender le monde.
« Marshall McLuhan était un grand fan d’Andy Warhol, et Warhol était, en secret, un fan de McLuhan », révèle Blake Gopnik. « Warhol lisait beaucoup et connaissait les dernières avancées en matière de théorie de l’art et de théorie littéraire. Il réalisait que les médias commençaient à occuper une place prépondérante dans la culture, et il les considérait comme une forme d’art. On dit qu’il a été le premier artiste à avoir un agent. Il a certainement utilisé un service de revue de presse avant tout le monde. Aucun artiste n’avait eu autant de publicité jusque-là. »
La maîtrise des médias par Warhol a fait de lui une sorte de prophète, contrôlant la manière dont on parle de lui, exploitant le pouvoir de la représentation et de la visibilité, selon ses propres termes.
« Il n’avait pas besoin de Richard Avedon – il avait besoin de quelqu’un comme Steve Schapiro, un photojournaliste exceptionnel, capable de diffuser son image avec professionnalisme, et de comprendre son projet de la rendre publique », dit Gopnik. « Andy est entré en scène au moment où la contre-culture se déchaînait, et Steve était là pour documenter ce moment. Au vu des planches contact, on se rend compte que Steve n’essayait pas de soulever le masque. Il était prêt à l’accepter, car Warhol était très conscient de la présence constante de l’appareil. »
L’artifice naturel de Warhol est une extension de sa philosophie, résumée par cette déclaration : « Je suis une personne profondément superficielle. Apparemment simple, la surface est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. C’est la fonction même de l’art : nous montrer ce qu’il y a au-dessous de l’apparence – à condition que nous soyons prêts à regarder. »
Steve Schapiro. Andy Warhol and Friends est publié par TASCHEN, XL Edition, 850 €.