Parce qu’il retrace à la fois l’aventure d’un homme, Micha Bar-Am, né en 1930 en Allemagne, et du pays qui est devenu le sien, Israël, le documentaire de Ran Tal, réalisé en 2022, est précieux. Titré 1431 Frames of Love and War, il déroule en 90 mn la vie d’un photographe légendaire, Micha Bar-Am, aujourd’hui âgé de 93 ans, et de son épouse Orna, tous deux extrêmement précis dans leur récit. Ran Tal a regardé attentivement les milliers de photographies scannées et de planches-contacts de Micha Bar-Am, souvent annotées par Orna, et parlé avec eux dans leur maison de Ramat Gan, banlieue de Tel Aviv, jadis entourée de champs.
Rien n’y a bougé depuis des décennies, les archives occupent tout le sous-sol et une partie du premier étage. Les tableaux d’Orna, si beaux, recouvrent les murs de la salle à manger et du salon ; elle a appris la peinture auprès du grand artiste Raffie Lavie (1937-2007), et a choisi sans état d’âme d’abandonner son art pour se consacrer à son mari et à leurs enfants. Tous deux représentent une génération qui a participé à construire un pays ; l’argent et la réussite n’étaient pas le moteur de leur vie, l’important était l’accomplissement à travers le travail. Nous sommes, avec Micha Bar-Am, dans une famille d’immigrants juifs d’Allemagne venus juste avant la guerre, en 1937.
Mémoire de l’Etat hébreu
Riche de ces 50 heures de conversations, et de ces images uniques, le réalisateur israélien, connu pour son remarquable Children of the Sun (2007), a cherché comment articuler son propos : « C’était le cœur de mon projet : comment partir d’images fixes et créer un mouvement, une énergie, une électricité entre les images fixes, celles de Micha, et celles du film. Comment je peux faire bouger ces images ou comment je peux arrêter des images en mouvement ? Je voulais en même temps quelque chose de très distant et de très intime, afin de laisser au spectateur un espace pour lui-même, pour qu’il puisse comprendre. Je me suis toujours préoccupé de la relation entre les spectateurs et l’écran, ça, c’est l’histoire du cinéma… »
C’est là tout l’enjeu de ce film d’auteur très réussi, donner à voir et à partager, sans voyeurisme et sans pathos, l’existence d’un homme qui a essayé de « rester optimiste », malgré les souvenirs douloureux : « Il faut parfois oublier et aller de l’avant. » De ses premières photos dans le désert en 1953 au procès d’Eichmann, de la guerre des six jours au massacre de Sabra et Chatila, de Marlène Dietrich sur scène aux portraits de leaders israéliens, Micha Bar-Am a enregistré soixante ans d’existence de l’État hébreu.
Plutôt que d’ordonner cette mémoire collective, professionnelle et personnelle, Ran Tal a préféré une chronologie qui s’appuie « sur la rencontre entre Micha et Orna, l’avancement de leur vie personnelle et familiale en même temps que l’histoire d’Israël. Le film commence en 1972, puis remonte en arrière pour le procès d’Eichmann, puis retour en Allemagne, à Berlin, pendant l’enfance de Micha, puis on saute en 1967. »
Cette souplesse temporelle donne de la fluidité, tout en permettant au spectateur d’être au plus près de Micha Bar-Am, de ses espoirs, de ses déceptions, de la violence de la réalité lors des guerres qu’il photographie, 1956, 1967, 1973, 1982… Aussi de sa dépression quand, après la guerre du Liban, l’alcool lui sert de refuge. Orna, pétillante et gaie, est la voix de Micha quand soudain, pris de tristesse, il n’arrive plus à finir sa phrase, comme terrassé par ce passé qui a aussi bouleversé ses enfants. Ran Tal, avec finesse, sait relancer la conversation, abordant les questions essentielles du photojournalisme, la mémoire, la distance, la composition, l’engagement, l’objectivité, l’autocensure :
1341 Frames of Love and War est un documentaire passionnant dont on a souvent l’impression qu’il est en train de se faire, comme si le réalisateur, Micha et Orna étaient quasiment en direct. S’ils n’apparaissent pas à l’écran, leur présence est palpable. Leur voix inoubliable. Nous sommes à leurs côtés, comme reliés à eux grâce à la puissance des photographies de celui qui est considéré comme le père des photojournalistes israéliens. « Lorsque j’ai commencé, j’espérais pouvoir rendre le monde meilleur. C’est une croyance naïve que la photographie peut faire quelque chose de bien. Je n’y crois plus. »
Doutes et chagrins, c’est l’une des qualités de ce documentaire que de montrer les multiples revers d’une profession sans cesse confrontée à la vérité de l’histoire.
Le mercredi 26 avril, à 19 h, projection de 1341 Frames of Love and War au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme / mahJ, un documentaire de Ran Tal, Israël, 90 mn. En version originale sous-titrée en anglais. Projection suivie d’une rencontre avec Ran Tal, animée par Ariel Schweitzer.
A signaler qu’à partir de ces photographies, une installation, The Last Photograph, a été présentée en 2022 au musée de Tel Aviv (commissaire : Noam Gal), et vue par plus de 100 000 personnes.
Children of the Sun, de Ran Tal (2007)
Ran Tal : www.ran-tal.com
Micha Bar-Am : www.michabaram.com