Avec ou sans appareil photo, Bernard Plossu est un homme émerveillé. J’écris ces mots qui me paraissent sensés, pourtant, ils sonnent faux. Françoise Nuñez n’est plus là, un cancer irréversible, et depuis le 24 décembre 2021, la vie n’est plus la vie pour Plossu et aussi pour nous qui respections le silence dont Françoise aimait à s’entourer les jours où elle se voulait invisible. Extrême pudeur. Elle ressemblait à l’héroïne de Charulata, regard fervent, presque du feu, le feu intérieur de la passion.
Dans ma mémoire, leurs souvenirs se confondent. Françoise courant sur une plage andalouse avec leurs enfants et Bernard à La Ciotat, parmi les pins, la mer au loin, le ciel bleu inimitable, le sable comme du sable. C’est l’un des atouts des photographies de Bernard Plossu, le temps s’arrête, et souffle l’imaginaire, comme dans ces films de la Nouvelle Vague dont il était si friand, ou dans ces classiques découverts à la Cinémathèque du Trocadéro, « dans les beaux quartiers », à Paris. Il aurait pu être cinéaste, nombreux films avec sa caméra super 8. Il est devenu photographe.
Quand je l’ai vu pour la première fois, lors d’un vernissage, il m’a paru hippie new look, cheveux longs, écharpe en coton. Il était entouré d’amis et de compagnons de marche (son dada, il part souvent en « randonnée philosophique »). Il était très beau, il l’est encore. Je ne lui ai pas parlé ce soir-là, et nous nous sommes peu vus pendant longtemps. Et puis, en 1998, Élisabeth Nora, qui le connaissait bien et appréciait ses photographies, a eu envie de lui consacrer un portfolio dans la revue L’Insensé. Idée géniale. Nous sommes parties en train à La Ciotat, la prodigieuse cité des frères Lumière. Trois jours inoubliables.
Françoise était là, présence furtive, comme si elle jouait à cache-cache, et Bernard, le crayon sur l’oreille et sifflotant, fouillait dans ses archives avec une précision déconcertante. Il allait droit au but, et à chaque tirage retrouvé, se tournait vers nous avec un air de victoire. Je n’ai jamais compris comment il était possible de classer des négatifs, mais, visiblement, ça l’était, Bernard, qu’on aurait pu estimer planant, est très ordonné, très méticuleux. Il est un vrai photographe argentique, la technique, les planches-contact, le labo, l’impression, tout ça l’intéresse de près.
Nous bavardions, de tout de rien, tandis que je l’observais. Sa façon de bouger, sa vivacité façon Fanfan la tulipe, sa concentration. Ses onomatopées. Sa gaité en extrayant les tirages des boîtes, comme s’il participait à une chasse au trésor. Et des anecdotes à foison, sur lui, ses photographies, ses amis photographes. Sur sa façon de photographier, par exemple : « La seule unité de ce que je fais, c’est le 50 mm. Le grand angle, ça exagère les choses, ça ne me convient pas. Le 50, oui, ça me va bien. Le 50, c’est Corot, c’est sobre et c’est mon seul style. Ce qui me permet de confirmer que mon seul style, c’est de ne pas faire de style. Comme disait Gauguin, je le cite de mémoire, ‘Les effets, ça fait bien, ça fait de l’effet’. »
Pas d’effet, donc, no tralala, mais quoi, quoi d’autre ? Peut-être Plossu, d’une génération quasi toquée des objectifs (le 50 mm, son préféré) et des appareils-photo avec pellicules (« Je suis de la tradition 24 x 36, absolument prêt tout le temps avec mon troisième œil »), s’est-il d’abord servi du médium comme d’un carnet de notes. Utile lors de ses voyages – il est au Mexique en 1965, il a vingt ans, il enregistre « la route, des amis, la liberté. » Trois mots simples qui font écho à cette phrase qui le résume pleinement : « Je suis possédé par la photographie. »
Un envoûtement précoce (premier clic à onze ans, une dame en manteau rouge dans un parc, à l’automne 56), nourri par les beaux livres achetés par sa mère (Paris des rêves, Izis Bidermanas), et les photos en noir et blanc de son père, Albert Plossu, prises au Sahara en 1937 lors de ses aventures à dos de chameau avec Roger Frison-Roche dans le Grand Erg occidental.
Mais plus que tout, ce qui constituera visuellement Plossu, c’est le paysage, son évocation plus que sa représentation. Comme si chaque bout de territoire parcouru, au Mexique, où il naîtra « professionnellement » à la photographie, aux États-Unis, en Inde, au Sénégal, au Maroc, en Espagne, en Italie, en Égypte, etc, engendrait une telle intimité émotionnelle qu’elle s’inscrirait dans l’image et s’y épanouirait, naturellement. Pas d’effet miroir, mais un lien si fort, si intense qu’il révèle son enracinement avec chaque paysage traversé et, au-delà, son dialogue constant avec le monde.
À cet égard, son Jardin de Poussière (Marval, 1989) dédié à son grand héros Cochise (c.1870-1874), le chef des Apaches Chiricahuas, en est l’illustration parfaite. Il marche dans l’Ouest américain, il pense aux Apaches (il photographiera plus tard Nino, le petit-fils de Cochise). Comme avec tous ses livres – peut-être 150, dit-il, « tous faits pour surprendre » -, il s’agit d’inscrire ses pas dans l’histoire, mais sans revendiquer une quelconque place. Plossu ne cherche pas à être en haut de l’affiche, il avance step by step, vers ses rêves. Il faut de « la sagesse et du délire », et noter, principe de base, que « c’est un casse-tête terrible de vivre de la photo. »
À Nice, en 2007, grâce à l’invitation de Jean-Pierre Giusto, nous avons préparé une exposition autour de son travail en couleur au Théâtre de la Photographie et de l’Image, aujourd’hui musée de la Photographie Charles Nègre. Son titre : Plossu, couleur Fresson. Fut édité un petit catalogue utile à qui veut comprendre comment Plossu est tombé dans le bain de la couleur. Je me souviens de nos balades autour du Théâtre, Bernard passait son temps à disparaître et à apparaître, et je ne cessais de le chercher. Ce qu’il faisait ? Il photographiait.
Plossu est à l’âge des rétrospectives (naissance le 26 février 1945 au Vietnam), il en a eu très tôt, il peut imaginer des projets apaisants. Ainsi Françoise – aussi photographe, aussi amoureuse des voyages – est au cœur de son futur : « Nous étions tellement ensemble dans la vie comme dans la photographie. »
Pour en savoir plus
Dernières parutions :
Deux portfolios exceptionnels proposés par Anatole Desachy, jeune libraire audacieux et consciencieux.
36 vues, éditions Poetry Wanted, directeur de collection Rémi Noël. Trente-six images racontées par Plossu.
Musée de la photographie Charles Nègre, à Nice.
https://museephotographie.nice.fr/expositions/
Deux de ses galeries, en France :
Galerie Réverbère & Galerie Camera Obscura
https://www.galeriecameraobscura.fr/
Prochaine exposition, à Hyères, à La Banque, Musée des Cultures et du Paysage, fin octobre.
L’un des livres préférés de Françoise Nuñez :
Avant l’âge de raison, éditions Filigranes. Texte de William Lord Coleman.
Mon livre préféré de Françoise, également paru chez Filigranes, L’Inde jour et nuit, texte de Jean-Christophe Bailly.
Mon livre préféré de Bernard, paru chez Marval, nuage/soleil, texte de Serge Tisseron.
Et, bien sûr, Le voyage mexicain, Contrejour, texte de Denis Roche).