Frank Horvat (1928-2020) était un homme de dialogue. Il aimait parler, il parlait sans masque, c’est-à-dire sans ambiguïté. Il se donnait rarement le beau rôle, « tout en se donnant assez d’importance ». Il pouvait être très critique envers lui-même et sa photographie, se comparant parfois à celui qu’il considérait comme un modèle peut-être indépassable : Henri Cartier-Bresson. Il l’avait rencontré en 1950, il avait 22 ans ; HCB l’avait reçu à l’agence Magnum, alors au 125, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris (« Il était le dieu, il l’est toujours »). Situation cocasse. D’un côté : un fanfaron polyglotte, qui s’attend à être accueilli « les bras ouverts à Magnum » ; de l’autre, Cartier-Bresson, qui observe, à l’envers s’il vous plaît, les photographies au Rolleiflex – une procession religieuse dans le Sud de l’Italie – que lui tend le jeune Horvat. Verdict du maître : « Tout ça, c’est nul ! Vous travaillez avec un appareil carré que vous tenez sur le ventre, or, vous n’avez pas les yeux sur le ventre… Le carré ne se prête pas à la composition, seul le rectangle permet d’appliquer la règle d’or. Achetez-vous un Leica, et allez au Louvre regarder les tableaux de Poussin et vous saurez ce qu’est la composition… »
S’il n’est jamais allé au Louvre, « ne se sentant pas mûr pour la peinture », Horvat a filé en Inde après avoir acheté un Leica d’occasion qui lui a porté bonheur et apporté « une petite réputation ». On s’en aperçoit avec ses premières photographies de mode, au style très vif, espiègle, assez peu raccord avec le ton de l’époque, plutôt enclin à une galanterie maniaque. Lui, il s’aventure dans la rue, optant pour une prise de vue énergique, en compagnie de mannequins d’une « vraie beauté, un nez tordu, des rides, une petite cicatrice. (…) Photographier Miss Monde ou ses avatars n’a aucun intérêt. »
Il évoquait avec ferveur ses années de reporter de mode, même sur le tard. Ainsi en 2018, préparant une exposition pour la galerie in camera, à Paris, il avait tenu à mêler les photographies mises en scène et celles de la réalité, inattendues, « un cadeau du ciel ». La photographie de mode l’amusait, mais les prises de vues en intérieur l’ennuyaient : « C’était difficile… Pour obtenir quelque chose d’imprévu, en studio, il fallait se lever de bonne heure. Et moi, c’est ça qui m’intéressait, l’imprévu, même un chien qui aboyait dans le cadre… » Côté mode, ses idoles se nommaient Richard Avedon et Irving Penn – avec lequel il avait passé un après-midi à New York mais sans le photographier et sans enregistrer ses propos -, « un des grands moments de ma vie ». Il appréciait aussi les portraits d’Helmut Newton (son Ava Gardner !), croisé au tout début de sa carrière. Sympathie réciproque. Tous deux collaborèrent à Jardin des Modes,dont on ne dira jamais assez combien ce magazine fut une mine d’or sous la direction brillamment artistique de Jacques Moutin, entre 1948 et 1961.
Pour moi aussi, son livre Entre Vues, publié par Nathan en 1990, fut une mine d’or. C’est probablement le livre que j’ai le plus cité dans mes articles pour le journal car de Jeanloup Sieff à Sarah Moon, de Mario Giacomelli à Édouard Boubat, ses interviews particulièrement sincères, voire même crues, m’ont énormément appris. « Je suis esclave de l’argent », dit-il à Koudelka qui lui répond : « Moi, de ma tête ». Horvat n’hésite pas à se présenter démuni, ainsi face à Don McCullin, il évoque son adolescence : « C’était au début de la guerre de 1939, nous étions réfugiés dans une petite ville de Suisse, dont les autochtones nous faisaient sentir que nous leur devions la vie et que ça leur donnait le droit de nous brimer un peu. Mes collègues de lycée, en particulier, s’étaient liés contre moi, motivés un peu par l’antisémitisme qui était dans l’air, un peu simplement par l’antipathie que devait leur inspirer ce gros garçon maladroit qui ne comprenait pas leur patois et qui évitait toujours les affrontements. »
Frank Horvat avait gardé de ces rudes années d’apprentissage un goût certain pour le bonheur et la liberté, lui qui se plut à photographier les sculptures de Degas, les arbres (noyer de Dordogne, tilleul du Yorkshire, saule du Jura, etc), et à se passionner, viscéralement, pour l’image numérique. « Je n’ai jamais fait quelque chose de très suivi, le reportage, la couleur, le portrait : si je montre à quelqu’un tout mon travail, mes photos de mode ou celles de New York, je ne connais personne qui aime tout. » Cet amour non exclusif l’agaçait un peu, comme Paris qu’il détestait (« tout est y cliché »), lui préférant Cotignac et ses collines varoises, ou New York, en couleurs et sous la neige, l’un de ses travaux les plus sensibles. « J’ai photographié en couleur sans trop y penser. La couleur en elle-même ne me motivait pas, mais j’en ai tenu compte, je ne suis pas comme Saul Leiter, que j’admire, un coloriste impliqué. J’aime profondément New York, je m’y sens chez moi, même si cette métropole ne fait pas de cadeau. Tout y est cash, empli d’une certaine brutalité, et ça me plaît. Il y a aussi cette exubérance, impossible de tout regarder, il faut revenir sur vos pas, et c’est ça qui est beau, cette profusion inespérée, comme la peinture de Pollock. »
Nous nous retrouvions chez lui, à Boulogne-Billancourt, dans son studio-photo, un espace qui me paraissait immense. « Ici, rien n’est esthétique, tout est calculé pour que la lumière soit bien. » Au fil des années, il ne changeait pas. Voix tonique, combative, lucide. Désir d’une conversation animée, il ne tolérait aucune tiédeur, aucune plainte, prêt à entamer un nouveau combat. Il ne voulait pas devenir invisible ni être séparé de la photographie. Pas question d’esquiver une critique (« Mais toi, tu en penses quoi de ces photos ? »), Frank Horvat était un homme dans son entièreté. Solidaire ? Solitaire, disait-il de lui, lors de la sortie de son livre Entre vues,en 1990. « Un juif errant et intolérant. Quelqu’un d’enraciné peut être tolérant, moi je ne le suis pas. C’est pour ça que je suis toujours en guerre avec moi-même. »
Site de Frank Horvat
Parmi les livres de Frank Horvat, mon préféré, Degas, sculptures, Imprimerie Nationale, 1991, texte d’Anne Pingeot.
Photo de couverture: FranK Horvat, chez lui à Boulogne, 2013 © Jonas Cuénin.