Russell Frederick grandit dans le Brooklyn des années 1980 et 1990. C’est là qu’il comprend que le style est une forme de pouvoir et une fierté pour les Noirs. Américain panaméen de la première génération, vivant dans le quartier de Bushwick parmi les Jamaïcains, Haïtiens, Portoricains, Dominicains et Sudistes, Russell Frederick a ainsi appris à se connaître à travers l’amour familial et la foi en Dieu.
Dès son plus jeune âge, son grand-père lui apprend l’importance de la propreté et de la netteté, à commencer par celle de ses chaussures. « C’est ma première image de la virilité et du style », dit Frederick, qui se souvient d’une photo de lui, à l’âge de 5 ou 6 ans, essayant de marcher dans les souliers de son grand-père.
Lorsque Frederick entre au lycée, il n’a plus à porter l’uniforme d’une école privée et découvre rapidement la mode comme forme d’expression artistique. « Pendant ma première année, ma mère m’a dit d’être différent et je l’ai écoutée », raconte t-il en souriant. Frederick commence à faire du shopping dans des boutiques tendance comme Unique, située au croisement de Broadway et de la 8e rue, au cœur de Greenwich Village. Alliant le style de Manhattan à la bravade de Brooklyn, Frederick fait preuve d’un flair particulier, à tel point que ses amis l’encouragent à travailler comme styliste pour un nouveau magazine, Indigo.
Frederick décroche son premier job en 1995, mais découvre vite que le styliste n’a pas son mot à dire sur le choix des photos. Il alors comprend que sa place est derrière l’objectif. Au cours des trois décennies suivantes, Frederick va utiliser la photographie pour célébrer culture et identité noires. Aujourd’hui, avec la création de sa campagne Positive Images, Frederick puise dans ses archives des images emblématiques, pour rendre hommage à la beauté et à la dignité des gens, simplement.
La marque Nubian
Lorsque Russell Frederick s’initie à la photographie, il observe un décalage entre l’image et la réalité de la vie des Noirs. « J’ai pris mon appareil photo pour raconter les histoires de ma communauté, qui, selon moi, a été dénigrée par une mauvaise représentation », explique-t-il.
Le photographe se donne alors pour mission de fournir des contre-récits, et comprend que la première étape de la réalisation d’un grand portrait de rue commence par l’attitude du photographe. « La façon dont je me présente est très importante pour gagner la confiance des autres. Si les gens voient quelqu’un qu’ils respectent et avec qui ils peuvent s’identifier, le plus dur est fait », dit-il. « Je voulais montrer que j’étais un homme plein de bonnes intentions, et que j’allais les représenter correctement. Même s’ils ne pensaient pas être au mieux de leur forme, j’allais parler à leur moi le plus élevé et donner à voir leur grandeur au monde. »
Avec Positive Images, Frederick s’intéresse aussi à la façon dont le style fait partie intégrante de la vie des Noirs. Plus qu’une simple mode, le style est un acte d’amour de soi et de sauvegarde dans une nation entachée d’esclavage et de génocide. « Il fut un temps où ce pays faisait tout, de manière flagrante et implacable, pour nous opprimer et rendre nos vies aussi pénibles et difficiles que possible. Malgré cela, nous avons toujours eu cette force intérieure et la conscience de notre grandeur », explique Frederick. « Le style signifie beaucoup pour les Noirs, point barre. Il est très important pour notre amour-propre de nous regarder dans le miroir et de nous voir beaux quand tout le monde nous dit que nous ne le sommes pas. Cela fait mal, mais pour notre tranquillité d’esprit, nous donnons le meilleur de nous-mêmes. Les gens nous voient souvent avant de nous entendre et lorsque vous vous habillez le mieux possible, cela a un impact psychologique. Vous ressentez de la grandeur et vous marchez la tête un peu plus haute. Il y a un certain pouvoir qui nous saisit quand nous comprenons que la peau qui est la nôtre, personne ne peut nous l’enlever. »
Même si les modes changent, le style est intemporel. « Qu’il s’agisse du hip-hop, ici à Brooklyn, ou des costumes sur mesure à l’époque, les Noirs font les choses avec âme comme personne », déclare Russell Frederick. « En regardant les images de Jamel Shabazz et Anthony Barboza, ou le livre de Shantrelle P. Lewis, Dandy Lion : The Black Dandy and Street Style, on voit qu’il s’agit de créativité et non de marques. Cela commence par le fait de se sentir bien dans sa peau, et cela se répercute à l’extérieur. Il y a des moments où nous ne nous sentons pas au mieux de notre forme, alors nous nous habillons au mieux pour nous remonter le moral. »
Jeune, doué et Noir
Comme membre du Kamoinge, le légendaire collectif de photographes noirs fondé à Harlem en 1969, les talents et les perspectives de Russell Frederick ont été nourris par des générations d’artistes qui ont créé un espace pour leur travail en dehors des mondes de l’art et de la photographie historiquement exclusifs. « J’ai beaucoup appris du fait de baigner dans une certaine grandeur. Grâce à Kamoinge, j’ai compris ce qui fait une grande image et comment les gens ont survécu dans cette industrie », explique Frederick, citant des photographes comme Beuford Smith, Shawn Walker, Ming Smith et Louis Draper.
En 2004, un voisin de Frederick, Eli Reed, membre de Magnum Photos, lui suggère d’intégrer le collectif. Une expérience qui a changé sa vie. « J’étais à un moment très critique de mon existence où je travaillais dans le monde de l’entreprise, à l’Associated Press, mais j’étais en mission pour redéfinir l’image de ma communauté », raconte Frederick.
« Kamoinge m’a accueilli et m’a fourni des mentors qui m’ont aidé lorsque j’étais découragé. Ils se sont reconnus en moi et ont voulu soutenir ma croissance, que ce soit en m’offrant des opportunités pour m’apprendre à gérer les affaires, ou simplement en me donnant de l’argent pour acheter de la pellicule ou payer une facture. J’ai réalisé que le monde de l’entreprise n’était pas ce que je voulais. J’ai vu qu’il fallait choisir entre l’argent et l’intégrité, et je n’allais pas faire partie de cette machine à promouvoir des images qui faisaient du mal à mon peuple. Kamoinge m’a confirmé dans mon choix de faire des images positives. »
Le dire haut et fort
Entre désinformation, marginalisation, appropriation ou effacement pur et simple, les réalisations et les contributions des Noirs américains à travers l’histoire n’ont pas encore été racontées dans leur intégralité. Aujourd’hui, Russell Frederick est déterminé changer cela. « Il y aurait un soulèvement avec juste l’amour de soi, mais c’est un changement que certaines personnes ne veulent pas voir », dit-il.
« Il y a un nouveau visage de l’Amérique noire, le Hip Hop, qui a transformé la musique et la culture de la rue. Il a fait des hommes et des femmes des super-héros et des icônes de style. Les Run-DMC, avec leurs costumes en cuir, fédoras, Adidas et chaînes en or, sont devenus une image de force, de masculinité, de confiance et de réussite. Le [créateur de mode] Dapper Dan s’est emparé de marques comme Gucci et Louis Vuitton et leur a donné une tout autre saveur. Le hip-hop s’est répandu à partir de New York dans le monde entier ; on le voit au Japon, en Éthiopie, chez les Blancs du Midwest – partout. »
Alors que les Noirs américains continuent de créer, de cultiver et d’innover culturellement, Frederick se dit prêt à répandre amour, paix, positivité, honneur et respect à travers son travail, en exploitant le pouvoir de la photographie et ainsi influencer le regard porté sur cette communauté.