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C’était un 6 juin, c’était le Jour-J, ils étaient 530

Le Prix Bayeux Calvados-Normandie célèbre sa 30e édition et continue de saluer par l’image le travail des photojournalistes à travers le monde. Hommage cette année aux correspondants de guerre grands témoins du débarquement de Normandie à l’aube du 80e anniversaire.

« Tous ces gens ont payé le prix de leur vie, il l’ont fait pour nous »

Droit et solennel, les deux mains appuyées sur sa canne, sous les arbres paisibles du mémorial des reporters de Bayeux, le grand Don McCullin, 88 ans, président du jury de cette 30e édition du Prix Bayeux Calvados-Normandie (qui a récompensé, dans la catégorie photo, l’italo-britannique Siegfried Modola pour son travail sur la rébellion birmane), a rendu hommage aux journalistes tués depuis 1944 dans l’exercice de leur métier. Près de 3 000 noms figurent sur ces stèles. 

Voilà 30 ans que le Prix Bayeux Calvados-Normandie donne à voir le travail des photojournalistes du monde entier, d’hier et d’aujourd’hui. L’une des expositions majeures de cette année, « L’autre Débarquement, les correspondants de guerre en Normandie », offre un hommage majuscule à tous ces photographes, vidéastes et journalistes qui ont embarqué avec les troupes alliées pour le Jour-J dont les 80 ans seront honorés en 2024. 

© Michael M. Dean, Courtesy of Library and Archives Canada Le correspondant de guerre Charles Lynch s’entretient avec le tirailleur Albert Jesson pendant l’attaque de l’aéroport allemand de Carpiquet. 4/07/1944.

« Je suis entré dans l’eau entre deux cadavres »

Par mer et dans les airs, armés d’une machine à écrire, d’un appareil photo, d’une caméra ou d’un gramophone, ces grands témoins de l’Histoire seront 530, répartis en « pool », à débarquer sur les côtes normandes à partir du 6 juin 1944 pour documenter au plus près cette opération militaire jamais vue dans l’histoire de l’humanité.

Parmi eux, des légendes de la photographie comme Robert Capa, armé de son Contax Ikon II de 1938 et son objectif 50mm. « Je suis entré dans l’eau entre deux cadavres et l’eau m’est montée jusqu’au cou. Le contre-courant me cognait, les vagues me giflaient sous mon casque. Je tenais mon appareil au-dessus de ma tête et tout à coup j’ai compris que je m’enfuyais », témoigne-t-il au moment de fouler Omaha Beach. Il livrera les clichés éternels du débarquement, dont la grande majorité sera perdue à cause d’une maladresse en laboratoire. On pense aussi à la photo de Robert Sargent, Into the Jaws of Death (Dans les mâchoires de la mort) prise au moment où la porte des barges américaines s’ouvre sur l’enfer du déluge de feu allemand. 

« Les gens n’ont aucune idée de ce qu’est la guerre. Alors, j’ai vraiment mis ma vie en jeu pour en dire toute l’horreur » 

Tony Vaccaro

Le photographe américain Tony Vaccaro (1922-2022), un des tout premiers à avoir été exposé à Bayeux, dira : « On avait le sentiment d’aller vers un endroit pour mourir et d’où l’on ne reviendrait jamais. » Mais comme nombre de ses camarades, il y est allé pour témoigner, pour voir ces plus de 4 000 navires, 11 000 avions et 150 000 hommes déferler au petit matin pour libérer l’Europe du joug nazi, au prix d’immenses pertes : « Les gens n’ont aucune idée de ce qu’est la guerre. Alors, j’ai vraiment mis ma vie en jeu pour en dire toute l’horreur. » 

Certaines photos du Jour-J ne sont jamais arrivées jusqu’au labo, comme celles de Bob Landry, photographe de Life et grand témoin de l’attaque de Pearl Harbor. Une grande partie de ses clichés disparait avec son sac de presse au fond de la Manche. « J’ai perdu mes chaussures ! », lancera-t-il dans son premier message adressé au bureau de Londres avec ses photos rescapées – les pellicules étaient protégées dans des préservatifs – dont celle iconique d’un GI allongé, l’air hagard, devant le panneau du village normand de Sainte-Mère l’Eglise. 

Si aujourd’hui les auteurs de ces clichés sont entrés dans la légende, les premières photos publiées le 7 juin dans la presse internationale ne portent pas de signatures. L’organisation en « pool » des reporters anonymise leur travail. Les premières publiées seront tout de même attribuées à Peter Carroll d’Associated Press et à Bert Brandt pour Acme Pictures. 

Alencon. 12 août 1944. Civils accueillant les troupes américaines juste après la libération. © Robert Capa / International Center of Photography / Magnum Photos Normandie.

Le combat des femmes correspondantes  

Il ne faut pas non plus oublier les femmes correspondantes de guerre, nombreuses à couvrir ces jours qui changèrent la face du monde. Non autorisées à se rendre en première ligne, elles réalisent un formidable travail sur l’arrière-front. On ne peut pas passer à côté de l’éternelle Lee Miller – et sa photo dans la baignoire d’Hitler – qui sera les yeux du magazine Vogue, notamment au cœur des services hospitaliers, à travers son Rolleiflex TLR-RF 111A de 1939 et son objectif 75mm. 

Les réticences d’envoyer des femmes sur les terrains de guerre sont pourtant encore vives. En atteste la correspondante Ruth Cowan. Déjà engagée en Afrique du Nord par Associated Press en 1943, elle avait été accueillie par le patron du bureau d’Alger avec ces mots : « Les femmes correspondantes de guerre seraient formidables, si précisément elles n’étaient pas des femmes ! » Certains patrons de presse voient au contraire dans « la sensibilité féminine » un atout pour leur lectorat, y ajoutant « une dimension plus humaine »

Le meilleur exemple reste Martha Gellhorn, alors mariée à Ernest Hemingway. Les deux travaillent pour le même journal, mais c’est Hemingway qui obtient l’accréditation pour participer au débarquement. Martha Gellhorn se cache alors à l’intérieur d’un navire hôpital et en ressort un sujet remarquable sur les premiers blessés rapatriés en Angleterre. Injustement oubliées, elles seront aussi les grandes témoins de la guerre. « La vie d’une femme correspondante de guerre est remplie de choses qu’aucune mère n’a jamais expliquées à sa fille […] Le quotidien, c’est la mort, la saleté et la fatigue. Tout le reste ne devient qu’un rêve… », raconte Lee Carson dans son article pour le Chicago Times.

Trois correspondantes de guerre : Virginia Irwin du St Louis Post Dispatch, Marjorie Avery du Detroit Free Press et Judy Barden du New York Sun travaillant à l’ombre d’un pommier © Archives de la Manche

La censure

L’autre réalité de cette opération militaire hors-norme demeure, déjà à l’époque, le contrôle des images. Un important dispositif de censure est mis en place pour vérifier les milliers de négatifs témoignant de l’opération Overlord. « Vous aurez le droit d’informer sur tout ce qui est possible, en accord avec la sécurité militaire. Je n’ai pas de doute sur l’issue, mais ce ne sera pas une corbeille de roses », déclare lui-même le Général Eisenhower à la veille du Jour-J. 

« La couverture journalistique des correspondants de guerre de la Deuxième Guerre mondiale s’est révélée d’une manière générale non pas critique mais bien complice de l’effort de guerre »

Aimé-Jules Bizimana, historien

Les bureaux à Londres sont chargés de scruter chaque cliché pour y dénicher les informations sensibles pouvant apparaître sur les images. Certaines parties des photos sont rayées pour dissimuler des réserves de munitions, des cartes stratégiques, des références de lieux… Mais sur les centaines de milliers de photographies contrôlées, seulement 400 clichés sont interdits à la publication. « Limitée à la fois par une censure stricte et par l’autocensure, la couverture journalistique des correspondants de guerre de la Deuxième Guerre mondiale s’est révélée d’une manière générale non pas critique mais bien complice de l’effort de guerre », explique l’historien canadien Aimé-Jules Bizimana. 

« Ce qui est montré ici à Bayeux, ce n’est pas de l’art »

Plusieurs de ces correspondants de guerre y laisseront leur vie, au prix d’un idéal porté par la phrase du correspondant irlando-américain Cornelius Ryan qui suivra la 3e armée du général Patton : « Le journalisme est la plus grande profession du monde. Ne l’oubliez pas. » En plus de cette exposition complète, agrémentée de matériels et d’archives d’époque, Bayeux nous rappelle aussi que le combat pour l’information se poursuit aujourd’hui. Avec bien sûr la couverture de la guerre en Ukraine, conflit militaire le plus important sur le continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale ou encore la Syrie et les guerres oubliées comme en République démocratique du Congo. 

Reste en fil rouge le témoignage de Don McCullin dont les clichés emblématiques parsèment les rues de de la ville normande miraculeusement épargnée par les bombardements. Assis dans un fauteuil du bar de l’emblématique hôtel du Lion d’Or, là où séjourna Ernest Hemingway et Robert Capa après le débarquement, le monument de la photographie de guerre rappelle une vérité fondamentale :  « Ce qui est montré ici à Bayeux, ce n’est pas de l’art. Nous parlons de photojournalisme, de guerre et de tragédie. Beaucoup de photographes ont perdu la vie en exerçant leur métier. Est-ce que cela vaut la peine de se faire tuer pour une photo ? La réponse est évidemment non. Mais pourquoi y allons-nous ? Qu’est-ce qui nous pousse à partir ? Être happé dans la vie de photojournaliste a l’effet d’une drogue, il est difficile d’en sortir. » 

Don McCullin © Michael Naulin

Expositions du Prix Bayeux Calvados-Normandie, Bayeux, jusqu’au 12 novembre.

Livre : Don McCullin, le monde dans le viseur, Alain Frachon, Michel Guerrin and Jon Swain, Equateurs, 128 p., 23€.

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