Le 5 août 1983 est une date qui reste gravée dans la mémoire de Jean-Michel André, alors âgé de 7 ans. Cette nuit-là, alors qu’il séjourne avec son père dans un hôtel Sofitel à Avignon, une halte d’une nuit avec sa famille sur la route des vacances en Corse, un braquage tourne au massacre. Des malfaiteurs armés font irruption dans l’établissement, et l’opération dégénère en une violence inouïe: sept personnes sont abattues froidement, parmi elles le père du photographe. « Même si l’enquête n’a jamais été entièrement validée, c’est la version du braquage qui a été retenue par 98% de la presse », explique Jean-Michel André, dont le père travaille alors comme diplomate, un métier qui aurait également pu l’exposer à ce genre d’incidents.
Dans les récits d’époque publiés par des journaux comme Libération, cette tragédie choque l’opinion publique par sa brutalité et son absurdité. L’enquête conclut en effet à un acte de malfaiteurs sans envergure, mais les motivations exactes restent floues. Les circonstances du massacre restent imprécises. Présent dans une chambre attenante à celle de son père à l’époque des faits, Jean-Michel André est évidemment sous le choc. « La chambre des enfants était la 207 : j’y ai laissé ma mémoire et mon enfance. » Cette nuit bouleverse sa vie. Il perd non seulement son père, mais aussi des pans entiers de mémoire. Un vide qui devient, des années plus tard, la matière première de son travail artistique.
Recomposer la mémoire
En 2012, Jean-Michel André devient papa, d’une petite fille, il est père à son tour. Et l’événement refait surface, mais pas forcément de façon traumatique. Lui qui a toujours cherché à effacer le passé, qui n’aime pas le remuer, prend conscience que cet enfant va lui poser des questions sur son grand-père, et qu’il a ce devoir de pouvoir lui apporter des éléments de réponse.
Quarante ans plus tard donc, il revisite et photographie des lieux qu’il a pu – ou qu’il aurait pu – traverser avec son père à lui. Il mêle éléments d’enquête, archives de presse et objets de son enfance à ses photographies réalisées aujourd’hui pour composer un récit visuel questionnant la mémoire, le deuil et la réparation. C’est un vrai voyage intérieur pour reconstruire son passé, une démarche qu’on imagine parfois douloureuse. L’art devient ainsi un outil de résistance à l’oubli et à l’injustice sociale. « J’ai poursuivi des recherches entamées il y a une dizaine d’années, ouvert de nombreuses portes et collecté des documents », raconte Jean-Michel André. « La vérité se dérobe, je déplace alors mon regard et disperse l’horreur pour conjurer le traumatisme. Je me suis rendu à Avignon sur les lieux du drame, dans la région d’Arles, où a été retrouvé l’un des inculpés, mais également en Corse, où nous devions nous rendre en août 1983. Je suis allé en Allemagne, où mon père exerçait pour les Affaires étrangères, et au Sénégal, où j’ai passé ma petite enfance avec mes parents. Je remonte le temps, sur les traces d’une mémoire disparue. »
Loin de se limiter à un simple exercice mémoriel, le photographe interroge le rôle de l’image dans la transmission du souvenir. Peut-on représenter l’indicible ? Comment les objets et les lieux deviennent-ils des réceptacles de mémoire ? Ces questions structurent l’exposition, comme un parcours où chaque élément invite d’abord à l’émotion, puis à la réflexion. « Dans ces images, il y a des sensations », dit le photographe, « des odeurs, des lieux. Je ne peux pas affirmer que c’est une mémoire retrouvée, mais j’essaye vraiment de transcender l’horreur, de conjurer le mauvais sort pour aller vraiment vers cette forme de réparation, de reconstruction. »
Du deuil à la liberté
C’est une vraie immersion dans cet univers intime et sensible que propose l’exposition à Lille, avec une scénographie sobre et épurée, de magnifiques tirages couleur et noir et blanc, des documents d’époque, et des photographies qui retracent cette histoire personnelle de Jean-Michel André, dont certaines existent sous forme de plaques en braille, ou en relief, avec un niveau de détail surprenant, qui favorise donc l’accesibilité pour les non-voyants mais permet aussi de découvrir la photographie avec le sens du toucher.
Bien évidemment, le parcours débute avec le drame. « Tout cela, je ne peux pas en parler parce que l’amnésie a fait que je ne me souviens de rien », souligne Jean-Michel André. « Là, on arrive dans la chambre 207. J’ai fait ce parti pris de retourner dans l’hôtel. Un parti pris risqué. Je ne voulais surtout pas que l’événement refasse surface. Heureusement, cela n’a pas été le cas. Mais je suis retourné dans l’hôtel. J’ai réservé la chambre 207. »
Plus loin, les images semblent se libérer de ce poids. Celles de paysages ou de matières notamment, qui oscillent entre abstraction et puissance, et deviennent des espaces mentaux où le passé et le présent cohabitent. « Ici, le sel fait écho à la vie, mais aussi à la mort, avec cet élément au centre de l’image », illustre Jean-Michel André. « Ici, une autre photographie assez abstraite, on pourrait y voir une stèle d’une pierre tombale, par exemple, en plein milieu. »
Une autre photographie, prise dans la région, à Arles, dévoile un groupe de flamants roses se tenant dans une eau calme. Leur silhouette fine se reflète doucement à la surface. Le crépuscule colore le ciel d’une palette de rose pâle et de bleu, tandis que la végétation environnante, dense et sauvage, encadre la scène. L’ambiance évoque un moment suspendu, un instant de paix au cœur des marais camarguais. « Les oiseaux nous accompagnent beaucoup dans le récit. Pour moi, ils symbolisent à la fois la liberté, la transition, la migration, le voyage, le fait de prendre de la hauteur et la légèreté aussi. Avec ce projet, je me libère d’un poids énorme. »
Résilience
Si Chambre 207, dont l’exposition, saluée par la critique, et le livre, publié par Actes Sud, a reçu le prix Nadar 2024, est aussi une réflexion sur la manière dont les espaces marquent les souvenirs, l’absence de souvenirs reste pour Jean-Michel André une tragédie personnelle. « Les seuls souvenirs que j’ai de mon père sont les photos de famille avec lesquelles j’ai grandi. Je suis comme étranger face à ces images. »
Pour Jean-Michel André, ce projet est un acte de réparation, mais Chambre 207 invite aussi à réfléchir sur notre rapport à la perte, à la mémoire et à la résilience, nous rappelle que l’oubli n’est jamais une fatalité, et que l’art, en tant que vecteur de mémoire, peut être un puissant outil de guérison. L’exposition devient alors un lieu de dialogue, où chacun peut projeter ses propres expériences de perte et de résilience. « Je suis un survivant, dont l’histoire s’inscrit dans l’écho de milliers de récits d’ici et d’ailleurs, de souffrance et de réparation », dit le photographe. « La photographie est mon point d’appui, mon souffle, mon chemin d’expérience de la vie et du sensible. Je me fais voyant pour transcender l’indicible et rendre au monde une part de sa beauté volée. »
L’exposition « Chambre 207 », de Jean-Michel André, organisée hors les murs par l’Institut de la Photographie de Lille est à voir au musée de l’Hospice Comtesse, à Lille, jusqu’au 2 février 2025.
Le livre éponyme est disponible chez Actes Sud au prix de 39€.